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Mon expérience face of Book

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Mon expérience face of Book

(figure du Livre)

Résidant à Paris et n'ayant aucune obligation d'écriture n'étant aidé par aucune aide publique ou privée, disposant comme je l'entends de mon temps, m'accordant le droit à la paresse, je décide un matin de m'investir sur face of book pour une quinzaine. Au moment où je m'attelle à l'élargissement de mon réseau d'amis, j'en ai 28. Dix jours après, 148. Je n'ai demandé à faire ami-ami qu'à des gens que j'ai connus, perdu de vue. Je suis content. Quelle diversité d'intérêts, d'expériences. Chaque page est avec ses creux, une vie, des romans ou des poèmes à écrire. Mais assez vite, je déchante. Je reçois des notifications à tout va, tout ce que chacun propose s'affiche dans le fil d'actualité, j'apprends qui devient ami avec qui. Je fais usage des paramètres pour arrêter quand je veux ce flux, le relancer quand je veux. Beaucoup d'amis font les frais de ma censure. Ras le bol dès quelques jours de tous ces messages sur les Turcs, les Grecs, les Brésiliens, les Syriens, les Roms, les fachos, les Lejaby, les Amina, les Femen. Messages qui ne sont que des liens, reprises d'articles de presse. Parfois une présentation personnelle, le plus souvent rien. Absence criante de pensée. Une exception sur une photo d'un homme immobile place Taksim.

Les manifestants turcs ont trouvé une nouvelle forme de contestation, l'homme à l'arrêt...

Un homme se tient debout sur la place Taksim d'Istanbul. Muet, le regard fixe, il n'a pas bougé depuis des heures.
Son action pacifique, sur une place interdite au rassemblement par les autorités turques, intrigue et fascine les centaines de personnes qui l'observent, lui, et la police. Il est arrivé lundi soir à la nuit tombée et s'est planté au milieu de la place, à quelques dizaines de mètres du parc Gezi. Le parc, berceau de la contestation du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, est solidement gardé par des dizaines de policiers. Cinq heures plus tard, l'homme est toujours là, les mains dans les poches, un sac et des bouteilles d'eau à ses pieds. Il fixe l'immense portrait du fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Atatürk.
Des centaines de personnes ont afflué. L'auteur de cette action inédite à Istanbul, qui vise à contourner l'interdiction de manifester tout en occupant la place Taksim après le coup dur porté par l'évacuation du parc Gezi, s'appelle Erdem Gunduz. Ce chorégraphe stambouliote est aidé par ses amis qui empêchent les centaines de personnes présentes de s'approcher de lui et le ravitail
lent en eau.

Le moment de la pensée : Pour une contemplation subversive

Le contemplateur contemple, le corps immobilisé dans l’agitation sociale, sous le regard de ceux qui ne contemplent pas et continuent de s’agiter. Il ne fait aucun profit. C’est un être rendu au monde, à une matérialité retrouvée, parfois brutalement et jusqu’à la mélancolie.
La contemplation en appelle à la volonté de l’être à trouver sa place dans le monde. Empêcher, ou modifier la contemplation du citoyen est un premier stade mis en œuvre par l’État démocratique. Le second stade est d’empêcher la réflexion : et c’est l’État totalitaire. Dans les deux cas l’État - démocratique comme totalitaire - y trouve son c
ompte. Christophe Pellet.

Et mon commentaire : enfin de la pensée sur ce mur trop politique comme s'il suffisait de manifester, faire grève, pétitionner, récupérer des morts et des martyrs, dire à bas; toute ma vie, j'ai dit À bas ! Halte ! Stop ! Et rien n'a été abattu, rien ne s'est arrêté, les coups ont continué à pleuvoir ; ça m'a lentement dégradé, je me suis rongé les sangs, j'ai stressé, j'ai eu mal au dos, j'ai développé un cancer du foie guéri puis un de l'anus en voie de guérison depuis que je me suis dit je m'en fous ; j'en ai tellement assez au bout de quinze jours que je ne partage que des liens en lien avec les actions proposant de changer mode de production agricole et de consommation, vivre dans la sobriété heureuse, un peu aussi comme le sage de Lao-Tseu et donc je vais être dans le non-agir.

Ma courte expérience de face of book m'a montré aussi que si je pouvais agir sur les paramètres non pour censurer l'expression de chacun mais empêcher cette expression de m'atteindre, l'inverse était également vrai. Ainsi d'une femme qui met sur facebook une photo d'elle et de sa fille de 7-8 ans avec en commentaire Et la voilà qui passe le bac demain ...102 personnes aiment ça.

C'est dimanche soir. Demain c'est le bac et l'ouverture du procès de Mathieu Moulinas, le violeur de Salomé F. et l'assassin d'Agnès M. Je pense aux grands-parents que je connais, à leur deuil impossible, à leur révolte. J'écris donc sur le mur de cette femme, en lien avec une citation d'elle :

L'amour est-ce autre chose, que partager le désir et la peur, le plaisir et l'effroi, corps troublés, mots tremblants, croire ensemble à l'ogre qui va nous manger et à la fée qui va nous sauver ?

- bonheur et petite peur pour vous et pour elle demain à Paris ; malheur, douleur, deuil impossible, révolte pour eux, demain, là-bas, au Puy en Velay, parents, grands-parents, grand-frère d'Agnès, massacrée par Mathieu

La femme a supprimé mon commentaire, m'a rayé de sa liste d'amis.


Regardant les murs de mes nouveaux amis, réels et virtuels, j'y vois divers comportements, je me contente de deux catégories ; ceux que le monde agite, Héraklès inlassables, ceux qui se mettent en valeur, Narcisses en transe. Chaque mur, c'est 4% de matière lumineuse, le reste en énergie noire. 7 milliards de murs sur face of Book, 7 milliards de visages troués, de visages évidés composant le Livre, illisible par quiconque mais déchiffrable sans lecture ni lecteur : du vide sidéral.

Aujourd'hui 21 juin 2013, 5 H 04, jour du changement de saison, j'ai noté mes chiffres :

sur mon blog 328000 visiteurs pour 732000 pages vues

http://les4saisons.over-blog.com

sur le blog des agoras d'ailleurs 95500 visiteurs pour 192000 pages vues

http://agoradurevest.over-blog.com

sur celui des Cahiers de l'Égaré 118500 visiteurs pour 244000 pages vues

http://cahiersegare.over-blog.com

sur mon espace vidéos dailymotion 125500 visites pour 244 vidéos

dailymotion/jean-claude grosse

sur you tube 124000 visites pour 172 vidéos

you tube/jean-claude grosse

Impossible de connaître la fréquentation de ma page facebook qui présente un avantage par rapport aux mails : pas de spams.

Quant aux blogs, ils sont le lieu d'élaboration de ce que je veux partager. Ce que je constate c'est que j'ai un nombre réduit d'abonnés aux articles, une soixantaine pour les 3 blogs, que j'ai un certain nombre de commentaires, entre 200 et 250 pour un total de plus de 600 à 650 articles. Certains articles ou certaines pages sont en tête des visites chaque jour depuis des mois ou années (poèmes d'amour, Gabrielle Russier) et d'autres sont ignorés jusqu'à ce qu'un buzz les remette en lumière (passage à la télé d'un auteur, jour anniversaire d'un événement : sabordage de la flotte, Rosenberg). Les blogs sont pour moi la richesse, le réseau social peut seulement aider à diffuser cette richesse, pas suffisamment exploitée.

Jean-Claude Grosse

Mon expérience face of Book

L'Algérie de Sandrine Charlemagne

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Mon pays étranger
de Sandrine Charlemagne
La Différence (août 2012)
 

La narratrice, de double origine : algérienne par le pater, mort à 49 ans, enterré en Algérie à Makouda, française par la petite maman, encore de ce monde, a le désir de se rendre en Algérie où elle n’est jamais allée pour retrouver, trouver, connaître, reconnaître la moitié d’elle-même, l’autre face, la face du pater, violent, cogneur, alcoolique et qui n’a pas laissé de bons souvenirs sur le corps de ses femmes ni dans leur âme. La narratrice, au moment de son départ, est pleine de ressentiment et ambivalente tout au long de son séjour en Algérie : ira-t-elle au cimetière ou non ?
Finalement, non, elle n’ira pas mais le voyage l’aura en partie réconciliée avec le pater, dont l’image, les coups, les cris surgissent en cours de récit, alors qu’elle est avec d’autres personnes dont les souffrances sont si vives, si présentes, si discrètes, si mal cachées derrière les sourires, les rites d’accueil si chaleureux, propres à ces gens de pays déchirés comme l’Algérie aujourd’hui.
La narratrice n’est pas partie pour mener une enquête sur ce pays si proche de nous mais sur elle-même et son voyage, son séjour ne correspondent à aucun agenda agencé d’avance. Son séjour est commandé par les gens qui l’accueillent, contactés depuis la France et entre les mains desquels elle confie son sort car elle ne sait rien ou si peu de ce pays. C’est donc en la compagnie de ses hôtes que nous découvrons avec elle cette Algérie martyrisée, déchirée, à travers des rencontres simples, des situations du quotidien.
Ce qui frappe à la lecture de ce récit, c’est la prédominance des hommes, la quasi-absence des femmes. On en rencontrera quelques-unes en cours de récit : Djâmila à Sidi-Bel-Abbès, Amina et ses filles: Farah et Nawel, l’adoptée, à Oran. Mais ce déni des femmes par l’Algérie d’aujourd’hui est proprement terrifiant, même si certaines, étudiantes, prostituées, essaient d’afficher leurs présences mais à quel prix, à quels risques.
Quant aux hommes rencontrés : Sofiane, Boualem, Malek…ils nous font découvrir une Algérie de cauchemar : assassinats barbares, corruption généralisée, beuveries entre amis pour oublier, le rêve français de ces anciens colonisés, quitter l’Algérie à tout prix. Eux peuvent avoir accès à l’alcool, aux cigarettes, s’asseoir n’importe où, mettant en garde la narratrice sur ce qu’elle peut faire et surtout ne doit pas faire : étrangère, elle a cependant droit à quelques transgressions d’interdits. On n’en revient pas de voir comment une société d’hypocrisie peut régenter les comportements les plus quotidiens, les plus anodins : vie privée ne veut plus rien dire dans un tel monde ; même Amina est avertie : la rumeur dit qu’elle parle trop, elle dont le mari, Kada, a été assassiné.
Ce voyage n’est pas un pèlerinage comme dit la 4° de couverture car quand on pèlerine, on sait ce que l’on va vénérer. Là, il n’y a rien à vénérer. La narratrice avait des comptes à régler avec la moitié d’elle-même, un pater à la fois absent et violent, trop pesant pour cette âme hyper-sensible et la découverte de la réalité présente de l’Algérie l’aide sans doute à relativiser sa propre souffrance. D’autant que dans ce voyage, l’accompagne Nina, son amie, suicidée par amour, avec laquelle la narratrice poursuit son dialogue.
Ce récit ne nous apprend rien sur les tenants et les aboutissants de la situation actuelle de l’Algérie : deux chapes de plomb pèsent sur elle, celle des généraux, celle des barbus et il est sans doute impossible de comprendre vraiment quelque chose à la situation sinon qu’elle est désespérée et qu’en Algérie, on survit comme on peut. La narratrice, très sensible, par tous ses sens, à ce qui se présente, aux présences qui l’accueillent, réussit dans cette ambiance de désespoir à laisser passer de la lumière, de la sensualité ( beaucoup, ébauchée, rêvée), de la légèreté, de l’espoir. C’est un récit bien écrit, avec tantôt des propositions réduites à l’os, sans gras ni chair, avec tantôt des propositions poétiques, écrites en italiques pour bien faire apparaître le changement de registre, avec des descriptions évocatrices de lieux, de personnes, parfois un ou deux mots rares qui nous mettent en arrêt… Bref, fond et forme se conjuguent pour faire de ce 1° voyage en Algérie, à bord du Tarik, odyssée de Paris à Paris via Alger, Sidi-Bel-Abbès, Oran, sous les auspices de Sofiane et Amina, un voyage au bout de l’enfer, de la nuit algérienne pour retrouver Paris, ses obstacles et ses facilités.
Un livre attachant, que je conseille en particulier à ceux qui ont de l’amitié pour les Algériens auxquels nous devons tant. Et que je conseille à tous ceux qui votent de façon imbécile, qui, pour des généraux et présidents corrompus, en Algérie comme en France, qui, pour des barbus et des intégristes, qui, pour des extrémistes de droite ou des droites extrêmes, qui, pour des politiciens carriéristes et clientélistes de droite et de gauche. Les hommes politiques de presque tous bords ne sont pas dignes et ne méritent que notre abstention ou notre vote blanc. Confier le pouvoir à de tels prédateurs, c’est se préparer des lendemains qui déchantent. Ce qui ressort de ce livre, c’est le ressort dont font preuve quelques individualités rencontrées pour tenter de survivre dans cet enfer. Mais l’enfer, nous devrions pouvoir l’éviter en faisant preuve de plus de lucidité, en ne cédant pas aux fascinations pour la pulsion de mort, si bien incarnée par les hommes et femmes de pouvoir et leurs sbires: militaires et policiers.
Jean-Claude Grosse
Le 25 juin 2013
L'Algérie de Sandrine Charlemagne

Montaigne en politique/Biancamaria Fontana/Agone

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Montaigne en politique

Ce livre de Biancamaria Fontana, paru chez Agone, un éditeur de livres parlant du monde, ouvrant des pistes, est intéressant à plus d'un titre.
Situant Les Essais dans le contexte de l'époque, essentiellement les guerres de religion et la conquête du Nouveau Monde, il permet de corriger le portrait habituel, traditionnel de Montaigne et d'en montrer l'actualité.
On voit Montaigne en sage stoïcien, sceptique pour ce qui concerne l'état du monde, l'action politique, s'isolant du monde, suspendant son jugement, ne prenant pas position par prudence, par relativisme culturel, se faisant matière de son livre, développant un individualisme préféré à toute position partisane de soumission à des dogmes vrais seulement pour ceux qui y croient.
Biancamaria Fontana montre comment ce portrait un peu forcé de Montaigne, trop influencé par les postures des grandes figures de l'Antiquité, est décalé. Montaigne n'est pas un sage par imitation de l'Antiquité mais par son propre cheminement. Le ton des Essais évolue au fil de l'écriture, devenant plus personnel, l'argumentation comme les exemples prenant de plus en plus appui dans le présent et sur l'époque. Et c'est ce cheminement personnel qui permet de prendre la mesure de l'actualité des Essais. Une question comme la liberté de conscience est une question posée avec la plus grande acuité dans nombre de pays en particulier musulmans. Après les révolutions du Printemps arabe de 2011 qui ont semblé être des révolutions irrésistiblement démocratiques, le désenchantement est grand qui voit partout s'installer des régimes islamistes, résolument
opposés à toute forme de laïcité. La question de la tolérance, au cœur de la réflexion des Essais, est significative de la difficulté épistémologique rencontrée lorsqu'on se demande si on peut trouver des règles, des modèles valant universellement pour le gouvernement des hommes et des sociétés. Montaigne construit sa propre réflexion à la fois par rapport au corpus antique et par rapport aux théories ou essais de son temps : Machiavel,
Bodin, La Boétie. Tantôt en accord, tantôt en désaccord. Montaigne construit sa réflexion librement, confrontant les points de vue, les faits, les événements, les personnes. Il constate que les époques changent, que les hommes sont divers et contradictoires, que ce qui vaut aujourd'hui ici n'a pas valu hier et ailleurs. Cette instabilité a pour cause l'irrationalité de nos comportements, de nos croyances, de nos opinions. Cette volatilité, cette opacité rendent impossible toute prédiction sur les effets d'une décision individuelle ou collective, prise en haut de l'État ou en bas. Ce qui a échoué là-bas, hier, réussira peut-être ici, demain. Si donc on ne peut trouver de règles, de modèles valables universellement en postulant une nature humaine, comment décider, agir ? Faut-il s'abstenir ? L'expérience peut-elle aider ? Le dernier chapitre des Essais n'apporte pas de réponse car comme dans beaucoup d'autres chapitres, les exemples sont contrebalancés par des contre-exemples, les théories par des contre-théories. Il est vain de croire au pouvoir de la raison, barrée épistémologiquement par l'irrationalité profonde de l'homme. L'exemple de l'Édit de Nantes avec toutes les valses-hésitation avant, après, a une valeur de grande actualité puisqu'on voit tous les pays du printemps arabe refuser la liberté de conscience, la séparation de l'État et de la religion, vouloir un régime islamiste, un président croyant. Il semble évident que les peuples religieux sous influence des Islamistes, des islamiques, des salafistes, des wahhabites, des frères musulmans ne veulent pas de la démocratie à l'occidentale et que ce modèle n'est sans doute pas prêt de s'y développer. Pour le dire autrement et comparativement, autant le combat pour les droits de l'homme a été essentiel pour ruiner les pays de l'est, autant ce combat semble peu efficace en terres d'Islam comme d'ailleurs en Chine.
Ce sont les rapports de force entre tenants d'opinions différentes, de croyances exacerbées qui semblent décider. Une minorité agissante peut être plus décisive qu'une majorité silencieuse. Une majorité arriérée, inculte peut être un frein, un obstacle à ce qui semble bon pour la société, sa modernisation. L'affrontement des valeurs ne se tranche pas par le débat mais par l'affrontement, le combat même si on trouvera des contre-exemples. L'Histoire ne donne pas de leçons, la politique se fait au petit bonheur la chance ou au grand couperet des désastres. Par suite les notions de juste milieu, de prudence prisées par les anciens ne sont pas opérantes. Elles ont à être définies au cas par cas. Tantôt il sera bon de ne pas intervenir dans le débat ni de prendre position ou partie. Tantôt il sera souhaitable de prendre position, voire partie. Montaigne a été plus présent dans les combats de son temps qu'on ne l'imagine que ce soit entre les deux camps, catholiques et protestants ou à Bordeaux comme maire par deux fois. Et l'étude des choix faits par Montaigne montre comment il navigue, méfiant vis à vis des puissants, éloignés des vraies valeurs par la cupidité, l'appétit de pouvoir, la flatterie courtisane, méfiant vis à vis des réactions spontanées des gens humbles ou pauvres, plus réceptif envers les réactions des gens de moyenne région. Montaigne accorde son intérêt à la médiocrité, entendant par là le bon sens, l'honnêteté des gens confrontés aux problèmes du quotidien. Nulle aristocratie dans son comportement, nul élitisme. Montaigne se sent bien dans la solitude mais bien aussi au contact de ses semblables. Il est soucieux de l'élévation de ses semblables par une éducation du jugement.
Ce livre m'a permis de nuancer ma vision trop traditionnelle de Montaigne et de corriger ma vision de sa relation à La Boétie. Il se démarque du Mémoire sur la pacification des troubles, de son ami. On sait par ailleurs comment la publication tronquée du Discours sur la servitude volontaire sous le titre de Contr'Un par les protestants obligea Montaigne à se justifier par le livre II avec l'apologie de Raymond Sebond et le chapitre sur Julien l'Apostat.

JCG

Montaigne en politique/Biancamaria Fontana/Agone

Un été avec Montaigne/Antoine Compagnon

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Un été avec Montaigne

Antoine Compagnon

Éditions de l’Équateur/France Inter (avril 2013)

Voici donc en petit livre, un an après, les 40 chroniques données par Antoine Compagnon sur France-Inter vers midi, en juillet août 2012, sur proposition de Philippe Val, le videur condamné de quelques humoristes dont Stéphane Guillon, indemnisé par la justice à nos frais pour 235000 euros.

L’objet est plaisant à lire, je n’ai pas écouté les chroniques. Et vite lu. En une journée d’oisiveté. On ne passe pas l’été avec Montaigne et encore moins une vie. Paradoxe d’un livre qui veut nous (re)donner le goût de lire Montaigne, à sauts et à gambades, de lire, relire Les Essais, œuvre d’une vie, consubstantielle à l’homme c’est-à-dire que lisant Les Essais, on a affaire au plus près, au plus intime, au plus profond, au plus sincère, au plus authentique, à Montaigne, se décrivant dans son parler non pédantesque, non fratesque, non plaideresque, mais plutôt soldatesque et se construisant par lui.

Pourquoi donc nous proposer un été avec Montaigne quand c’est une vie avec intermittences qu’on peut y passer ?

Disons donc qu’on a affaire à un coup médiatique et éditorial qui a dépassé les espérances des initiateurs (de 5000 exemplaires prévus à plus de 90000 vendus).
Le contenu de l’opuscule justifie-t-il ce succès ? À mon avis, non. Mais c’est ainsi et ça parle du temps d’aujourd’hui, de ce qu’on lit, comment, pourquoi. Chaque chronique part d’une citation, plus ou moins resituée dans son contexte, dont le sens est restitué pratiquement par de la paraphrase de qualité, sens éventuellement actualisé. C’est donc plus un opuscule pour novices en Montaigne que pour lecteurs considérant Les Essais comme faisant partie des dix livres pour vivre vraiment.

Un manque essentiel : l'approfondissement de cette notion de Nature si employée par Montaigne, se conformer à la Nature et à sa nature, Nature est un doux guide.

Marcel Conche qui s’est mis à Montaigne à 44 ans en est un des lecteurs importants d’aujourd’hui auquel on doit la mise en évidence de Montaigne philosophe. Sa préface à l’édition des PUF, Quadrige 2004, comme le plan rigoureux qu’il dégage des grands essais en fin d’ouvrage font aujourd’hui référence. Antoine Compagnon a choisi l’édition de la Pochothèque de 2001. Je conseille bien sûr ses deux livres : Montaigne ou la conscience heureuse, Montaigne et la philosophie (aux PUF) qui n’atteindront jamais 90000 exemplaires. Dommage.

De l’opuscule d’Antoine Compagnon, j’ai tout de même dégagé un questionnement.
Se retirant sur ses terres et dans sa librairie pour rendre hommage à son ami La Boétie, étant dépossédé du cœur de son tombeau, Le discours de la servitude volontaire, Montaigne change au bout de quelques années de projet, non pas écrire un tombeau à l’ami mais s’écrire, se décrire, se construire, au petit bonheur la chance, pas seulement. L’épitaphier inabouti Montaigne est devenu l’essayiste inachevé Montaigne, curieux de tout et d’abord de lui donc des autres et inversement, doutant aussi de tout, assuré de rien, ne voyant jamais le Tout ou le tout d’un sujet, voyant que tout change, fluctue. Ce livre-homme, cet homme-livre, portant en lui l’humaine condition qui a si bien parlé de l’amitié, parce que c’était lui, parce que c’était moi, n’a pas réussi à faire récit, légende de son ami comme homme, œuvre, vie alors que Les Vies parallèles des hommes illustres de Plutarque était un de ses livres préférés.

Il y a là pour moi, un mystère et un défi. Il me semble, c’est un de mes projets, que nos disparus, nos chers disparus méritent au moins des épitaphes au plus près de ce qu’ils firent, de ce qu’ils furent. Je serai donc épitaphier.

Me reste à lire : Comment vivre ? Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse de Sarah Bakewell.
Jean-Claude Grosse

Un été avec Montaigne/Antoine Compagnon

Paris vu par Le Peintre de Cyril Grosse (Les Cahiers de l'Égaré)

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Paris
du 24 avril 2008 au 6 mai 2008
j'ai toujours le même plaisir, 5 ans après
(septembre 2013)
par JCG

Cela faisait trois ans que je n’étais pas monté  à Paris.
Très content de ce séjour qui m’a permis de voir et d’approcher Rosalie, Lili, Lison, une petite fille de déjà 5 semaines, au fort caractère  et bien jolie dont nous avons fêté le 1° mois de vie.
 
Les parents me semblent s’occuper d’elle comme il faut, par paroles et gestes apaisants.
 
(paroles magnifiques sur Lili, dans le film: Je vais bien, ne vous en faites pas)

Lili, take another walk out of your fake world
Please put all the drugs out of your hand
You'll see that you can breath without not back up
Some much stuff you got to understand

{Refrain:}
For every step in any walk
Any town of any thaught
I'll be your guide
For every street of any scene
Any place you've never been
I'll be your guide

Lili, you know there's still a place for people like us
The same blood runs in every hand
You see it's not the wings that makes the angel
Just have to move the bats out of your head

{Au Refrain}

Lili, easy as a kiss we'll find an answer
Put all your fears back in the shade
Don't become a ghost without no colour
Cause you're the best paint life ever made

2 traductions

{LILI}

Lili, fais un tour hors de ton monde inventé
s'il te plait, enleve toutes ces drogues de ta main
tu verras que tu pouras respirer sans faire marche arrière
tu as beaucoup de choses à apprendre

pour chaque pas de chaque marche
dans chaque ville
je te guiderai

pour chaque rue de chaque lieu
chaque endroit où tu n'as jamais été
je te guiderai

Lili, tu sais, il y aura toujours une place pour des gens comme nous
le meme sang coule dans toutes les veines
tu vois, l'habit ne fais pas le moine
tu dois juste faire sortir ces voix de ta tête

pour chaque pas de chaque marche
dans chaque ville
je te guiderai

pour chaque rue de chaque lieu
chaque endroit où tu n'as jamais été
je te guiderai

Lili, aussi simplement qu'un baiser, nous trouverons une réponse
renvoie toutes tes peurs dans l'ombre
ne deviens pas un fantome sans couleur
car tu es la meilleure peinture vivante jamais faite

LILI

Lili fais un autre pas en dehors de ton monde illusoire,
S'il te plaît poses toutes ces drogues que tu as dans la main,
tu verras que tu peux respirer sans rechuter
Tant de choses que tu dois comprendre

A chaque pas dans chacune de tes marches
Dans chaque ville de chacun de tes rêves
Je serai ton guide
Sur chaque route de n'importe quel lieu
Dans tous les endroits où tu n'es jamais allée
Je serai ton guide

Lili, tu sais, qu'il reste une place pour les gens comme nous
Le même sang coule dans chaque main
Tu vois que ce ne sont pas les ailes qui font l'ange
Tu dois seulement faire sortir les démons de ta tête

A chaque pas dans chacune de tes marches
Dans chaque ville de chacun de tes rêves
Je serai ton guide
Sur chaque route de n'importe quel lieu
Dans tous les endroits où tu n'es jamais allée
Je serai ton guide

Lili, aussi simple qu'un baiser nous trouverons une réponse
Laisse toutes tes peurs dans l'ombre derrière toi
Ne deviens pas un fantôme sans couleur
Car tu es la plus belle peinture que la vie ait jamais faite

A chaque pas dans chacune de tes marches
Dans chaque ville de chacun de tes rêves
Je serai ton guide
Sur chaque route de n'importe quel lieu
Dans tous les endroits où tu n'es jamais allée
Je serai ton guide


 
 
Content de ce séjour pour les livres choisis en librairie  et quelques-uns déjà lus avec notes de lecture mises en ligne.
Content pour les balades sur les quais, la présence de Jolie Môme rue Mouffetard, dimanche 4 mai, de 11 H à 13 H, content pour les gens sur les pelouses  du Parc de La Villette,
 
  au bord du canal Saint-Martin,
 
très colorés, content pour toutes ces filles à l’aise, pensant à Thomas Quyncet, le personnage du roman Le Peintre de Cyril Grosse, méditant sur le temps qui passe et toutes les histoires qui ne seront jamais écrites, jamais commencées mais virtuellement disponibles, possibles, comme dans l’univers quantique et sur sa vie, ratée ?, lui, le milliardaire, l'enfant choyé de sa mère, Rose O'Brien.
 
"Thomas Quyncet voyait dans les treize carnets de sa mère, Rose O'Brien, un triomphe de la sensibilité sur les conventions sociales, une révolution intérieure, une négation de l’esclavage quotidien, contre la mort, contre le désespoir et la fatalité, une force de vie. L’écriture comme une deuxième, une troisième, une centième vie, parallèles. Invulnérable. Vie, force de vie, rage, vivant, dédaigneux, tout ce qui, aujourd’hui, lui manquait. Dans des domaines aussi différents que la politique, la littérature, l’art, il avait cherché ce que sa mère, elle, avait trouvé sans efforts, et que ce fût sa mère le touchait d’autant plus. C’était ça, la musique était comme ça, et la danse : l’abolition de règles strictes, l’abolition de la physique, l’abolition du temps. C’était ça, une substance fabriquée par notre corps, pour notre corps. Il avait croisé dans sa vie tellement d’escrocs, de menteurs, de types mesquins, hypocrites, il avait fréquenté tellement de cercles, de milieux et aussi d’artistes – princes du partage, de la vérité et de la paix – avides de son fric, haineux, prêts à s’égorger, jaloux les uns des autres, que la générosité de sa mère et sa bonté lui faisaient l’effet d’une île perdue au milieu de l’océan, une île imaginaire, lumineuse. Depuis dix ans, il fuyait la compagnie, ne recevait que quelques intimes comme Antonina ou Hermann Salley. Les seules sorties qu’il s’accordait encore étaient celles avec Joseph. Il n’allait plus au cinéma – lui qui, dans sa jeunesse pouvait voir trois films par jour –, ni au théâtre. Il écoutait de la musique. Mais cette fuite, ce repli sur soi ne le comblaient pas plus. Aucune synthèse, un doute constant. Un balancier au mouvement perpétuel marquait son échéance.
Quai de Conti, longeant la Seine sur les pavés inégaux, hagard. Un boxeur, se disait-il, qui après l’uppercut tourne et vrille sur le ring, repart au combat, réplique coup pour coup, n’ayant comme alternative que vaincre ou finir K.O. Et Thomas essayait de vaincre. Ses yeux – rebelles, lui semblait-il, aux injonctions de son cerveau – envisageaient l’eau verte du fleuve et ses courants : une solution, un cachet d’aspirine pour sa tête, une piqûre de morphine. Se laisser couler. Plus il essayait de considérer le problème, plus son caractère aporétique lui apparaissait. Une question, une autre question, plus dangereuse que la précédente et la suivante plus vertigineuse, plus insoluble encore. Lui qui s’était habitué aux problèmes d’échec, à des heures de pénétration dans de petites pièces capitonnées, se trouvait devant un problème d’une autre dimension, sans points de fuite, sans repères chiffrés auxquels se retenir. La douce et lisse abstraction de l’échiquier, reproduite à échelle humaine, transformait ses lignes en d’effrayantes perspectives. Réalité non géométrique de la vie, chambre d’enfant. Il avait l’impression de n’avoir prise sur rien. Il avait fait un rêve, et maintenant il était son rêve dont la seule issue. Il volait, soit qu’il fût un oiseau, soit que ce fût lui, Thomas, dans le ciel. L’air se dérobait, insensiblement, et ne lui offrait plus sa résistance. Abolition de la pesanteur. Il chutait. Et à cet instant précis, ce n’était plus une image. Vaincre l’oppression de son propre cœur car, en comparaison, l’oppression des autres. Il s’arrêta sous le Pont-Neuf. À sa droite, deux clowns tiraient un orgue de barbarie, décoré de pétales de jacinthe, et se dirigeaient vers le Pont des Arts. Grimés, emperruqués, prêts à aller au boulot. Sous une bâche étaient entreposées de vieilles chaises en osier, une cage et une glacière. Un peu plus loin, sur un fauteuil recouvert d’un tissu rouge, une jeune femme les regardait partir, en fumant une cigarette. Parfois, j’imagine, parfois, je crois rêver. Vision de fin d’après-midi, au soleil. Il eut envie de s’approcher, de s’asseoir en face d’elle. Parler à une belle inconnue, se lever et repartir. Il sortit de la poche intérieure de sa veste son étui en cuir, dont il tira un double corona de Hoyo de Monterrey. Une réponse absurde, doublement absurde. Il était donc le genre de type à fumer un cigare, comme si un cigare pouvait changer la donne. Le monde sauvé par un Hoyo de Monterrey. Doublement absurde parce qu’il avait la gueule de l’emploi. Fumons un Hoyo, face à la Seine. Formule magique de publicitaire. Dictature du bonheur. Il fit tourner le double corona entre ses doigts, chauffa le pied lentement et craqua une seconde allumette. La tête s’enflamma et des volutes de fumée mauve vrillèrent et disparurent. Il avait la gueule de l’emploi et alors qu’il croyait être Thomas Quyncet, sa reine se dandinait au bout de son cigare, sur les cendres brûlantes. Thomas, simplement Thomas. Une heure auparavant, dans le café où, assis seul à une table, il dégustait un expresso, il s’était vu représenter sur un flipper. Il n’avait d’abord pas fait attention. Un adolescent jouait dans son coin ; il avait levé les yeux au hasard, il avait détaillé le titre : Love Supreme, A murder mystery – les lettres se tortillaient, flammèches irréelles – ; et il avait scruté le visage du quatrième en partant de la gauche. Un homme d’âge mûr, grand, maigre, avec une moustache et des cheveux blancs, coiffés en brosse. Voilà ce qu’il était : une gueule sur un flipper, un cliché. Le Milliardiaire en Smoking, qui vous regarde, méprisant, le bras d’une jolie fille langoureusement posé sur son épaule, un des suspects de l’enquête que mène le détective intrépide. C’était grotesque, de tous les points de vue. Manque, vie, force de vie. Une image oui, un symbole ridicule. Sous le Pont-Neuf, fumant un Hoyo de Monterrey, voilà en gros la situation. Il allait sur ses soixante ans, soixante ans l’année prochaine. Et il avait l’impression d’être déjà mort. Tout au long de son existence, il avait été obsédé par sa forme physique, gardant, malgré les excès auxquels il s’était livré, une parfaite maîtrise de son poids. Il s’était inventé – au fil des jours et des années – des règles d’hygiène personnelle, des régimes ésotériques : après une nuit d’alcool par exemple, il se tenait à jeun quelques heures, en buvant du café. Il nageait plusieurs fois par semaine, il entretenait ses muscles. C’était un des rares points d’équilibre entre lui et sa nationalité. Pourtant il sentait que sa carcasse le lâchait et que ce repère devenait aussi flou que l’étaient ses idées. Il pouvait se considérer, à soixante ans, comme un homme encore beau, plutôt bien conservé. Mais d’une part, il savait au prix de quels efforts, de quel manque de laisser-aller, il en était ainsi, d’autre part, la sensation de l’inutilité de ses efforts et du vide de sa prestance l’empêchait d’en jouir. Approche de la mort, incertitude quotidienne, certitude qu’un jour son corps ne fonctionnerait plus, qu’il ne pourrait plus, en toute liberté, faire l’amour, et qu’il passerait un temps plus ou moins long privé de sensualité. À quoi bon alors tous ces exercices ? Obèse, la fin serait la même. De paradoxe en paradoxe, traînant les pieds. Vue de l’extérieur, même avec bienveillance et sans a priori, la vie des autres paraît simple. À chaque problème, chante le sage, sa solution. Jolie petite philosophie optimiste. Suite logique d’événements sans conséquences. Il avait changé tant de fois de costumes, distribué ses bons mots dans tant de langues que la foule, déroutée par le caméléon qui, debout, variait de minute en minute et ne suivait aucune trame précise, avait dû, depuis longtemps, quitter les lieux. Non linéarité. Plus la société prônait un retour à des valeurs universelles – et d’une certaine manière indiscutables –, plus lui apparaissait la complexité de toute chose. Une sorte d’anti-pensée, comme il existe une anti-matière. Aucune ligne, aucune synthèse, alors qu’il aurait été si doux de se concentrer en un être unique, indivisible. De pouvoir penser la matière sans anti-matière, et Dieu sans la présence du vide. Une personnalité stable, sûre d’elle, engageante, comme le personnage qu’il s’était fabriqué – l’acteur grimaçant qui sautait sur un trampoline dans son dos –, et qui, toujours avait l’air sûr de lui, dont les répliques tranchaient dans les conversations, aiguisées par quarante années d’habitude et de labeur. Sa vie. Un flash-back linéaire de films hollywoodiens, comme dans sa jeunesse The great sinner. Gregory Peck fermait les yeux, l’image se troublait, se voilait doucement ; et les formes mobiles du passé remontaient à la surface. Dans tous les films – et il en avait vu des milliers – le même procédé, et toujours cette même manière de raconter une vie. Linéarité sans à-coups, sans ruptures, suivant les rails inamovibles et parfaits du destin et de la pellicule. La vie des autres paraît toujours très simple, facile à raconter. Il avait suivi, avec un plaisir hypnotique, la vie de personnages inventés, sur la page, ou dans les faisceaux lumineux d’un projecteur de cinéma. Alors pourquoi pas la sienne ?
Quai des Grands-Augustins, des jeunes filles en robes courtes le croisaient en souriant, nonchalantes et souples, de toutes jeunes filles – étudiantes, vendeuses dans des supermarchés, actrices, quoi d’autre –, avec une joie de début d’été. Et comme si elles s’étaient données le mot, elles lui souriaient toutes, en passant. Pauvre vieux cheval avec son cigare. Ces yeux et ces mines, ces démarches ondulantes. Il s’arrêta. Son enfance, oui. The great sinner, Pandora, The barefoot comtessa, Ava Gardner, dont il ne connaissait pas, dont il ne connaîtrait jamais le parfum. Il la contemplait : comment pouvait-elle être si simple et si sophistiquée ? Comtesse aux pieds nus. Il se souvenait encore de cette scène : elle dansait en compagnie de gitans, au bord d’une route. Elle possédait l’élégance d’une riche héritière et la rage d’une enfant de la balle ; à la fin du film, elle mourait, peut-être de n’avoir pas su trouver de lien entre ces deux tensions. Les jeunes passantes lui rappelaient l’Ava Gardner de son enfance. De ce point de vue, il embrassait le Pont-Neuf, la Conciergerie, Notre-Dame déjà, les deux quais, face à face. Les volutes du premier tiers de son double corona se dispersaient dans l’air tiède, se frayaient un chemin jusqu’à se dissiper. Volutes irrégulières,, spirales, autant de formes du chaos. La cendre violacée, au terme d’une combustion régulière, se détacha de l’extrémité du cigare et finit sur les pavés. Rassasiant : une expression qu’il goûtait autant que son Hoyo. Dire d’un cigare qu’il est rassasiant, comme on le dirait d’une émotion forte, d’un grand vin, d’une femme. Rassasiante à force de senteurs et de goûts. États de la matière, changements : les reflets de l’eau sur les berges, et sur les arcs du Pont-Neuf – figures mathématiques, ellipsoïdes mouvantes et réelles – croisant les courbes de la fumée de son cigare, se fondant en elle – arabesques d’un art mental, imaginaire et aussitôt oublié –. Thomas tanguait sur ses pieds, et ces images l’enivraient comme l’enivrait son cigare, et ces jeunes femmes, allant, venant, le croisant, le renversant, lui souriant. Se laissera tomber, se laisse tomber, tombera, tomba. Images, bouts de phrases, une mélancolie d’adolescent, un désespoir de vieux. Soupir sur les partitions. Les notes se suivent, s’enchaînent jusqu’au soupir qui trouble l’harmonie. Un soupir, une courte respiration. Le soleil chauffait son front et ses tempes ; la lumière l’éblouissait. Y aller, le faire, tomber à la renverse, oublier. Multiplications de pourquoi, courbes mathématiques oui, réalité non mathématique de la vie. Il était barbouillé ; son estomac déclinait ses douleurs sur le mode dodécaphonique ; il lâcha deux pets, coup sur coup, qui le soulagèrent, puis un troisième, moins arrogant. Il jeta un coup d’œil à droite, un autre à gauche. Les jeunes filles s’éloignaient, indolentes. Avec l’âge, tout se détraque, le corps est une mauvaise affaire, un truc d’occasion, assez cher à réparer. Il n’avait pas d’appétit, ça, c’était pas nouveau, ce qui l’était, c’est que quoi qu’il mangeât, il était malade, flatulent. Barbouillé, un mot français qui dit bien ce qu’il veut dire. L’estomac toujours, et il n’arrivait pas à se retenir de péter, il n’essayait même plus, du reste. Jeune, il pétait par jeu, bruyamment, pour choquer. Aujourd’hui, son ventre n’était plus cet allié, le frère farceur de sa jeunesse, mais un traître ; pas plus tard que cette nuit, avec les entraîneuses, il l’avait lâché. Mon estomac au bord du gouffre, poème par Thomas le malchanceux. Intérieur. Extérieur. Une plongée dans les sinuosités de ses intestins l’aurait peut-être fait rire. Déréglé, comme dans son enfance, un écart de plus de cinquante ans, des gargouillements du nouveau-né aux flatulences d’un quinquagénaire finissant. Il repartit vers le Pont Saint-Michel. Une fin de journée splendide, égayant le visage de jeunes filles inconnues.
Pourquoi pas un film, alors ? Plantez vos caméras et déroulons en flash-back nos tissus précieux, sortons-les des armoires où ils croupissent, détaillons-en les motifs, et à la loupe – opaque – de vos objectifs, saisissons-en les entrelacs. Il était prêt, il avait le titre : Avant le saut. Il refusait, depuis toujours, et systématiquement, les interviews, écrites, télévisées, radiophoniques, protégeant la seule petite chose qu’il possédait, son intimité. Il avait écarté de nombreuses propositions : commenter la vie de son père, ou plus tard, disserter sur sa fortune, ses collections. Il lui était arrivé d’organiser des séances de ce genre – pour Hermann Salley, surtout –, mais il n’était jamais apparu sur un écran, et sa voix, jamais, n’avait troublé les ondes. Film de sa vie, interview par lui-même, à son usage exclusif. Intime. Qu’aurait-il eu à raconter ? Que voulait-il encore ? Extrême-onction : vos dernières volontés. Déroulement continu, écoulement fluide ou au contraire, éclat, fulgurance, une vie entière se déroulant à une vitesse inimaginable pour l’esprit humain, une dilatation psychologique du temps transformant de pauvres minutes en années. Que lui restait-il ? Sa mère bien sûr, Joseph, Marie et Élisabeth. L’amour qu’il leur portait. Même s’il ne savait pas, s’il n’avait jamais su, et, peut-être, ne saurait jamais l’exprimer autrement que par ce personnage qui jouait à sa place son propre rôle. Plus Thomas Quyncet se redressait et se déployait en un cynisme érudit, plus il vieillissait et plus son corps se déglinguait. Dire son amour pour eux, alors qu’il ne parvenait même pas à le vivre. Amour, amour, mon bel amour perdu. Love and be silent. Un don, une aptitude au bonheur, à la joie. Plénitude : être, aimer, donner. Platitudes chrétiennes, trinité occidentale : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Que lui restait-il ? Deux ou trois petites choses qu’il considérait encore comme des victoires. Par exemple, de ne s’être jamais conformé aux modes d’existence de son père. Son hygiène avait atteint tous les domaines de sa vie. Il niait la profusion de ses biens et de ses possibilités par un ascétisme rigide, à la limite de l’obsession. Outre ses rapports tendus avec la nourriture – alors qu’une vingtaine de personnes travaillait dans sa cuisine, pour son plaisir –, il se crispait aussi quant aux moyens de locomotion. Il ne se servait jamais de sa voiture, et son chauffeur avait depuis longtemps pris l’habitude d’être au service de sa femme. Il prenait le taxi, parfois ; il marchait des heures durant. Il avait sillonné Paris, il avait marché dans New York, Boston et dans toutes les villes dans lesquelles il s’était arrêté. La marche comme un oubli de soi, une ivresse instantanée et instinctive. Sa pensée se contractait. Ses idées les plus désespérées côtoyaient un enthousiasme inouï. Il inspirait, il expirait, il se dilatait. Idéal, idéalisme sur lequel il tirait ensuite. Quoi d’autre ? Sa fortune, sa naissance. Hormis une somme conséquente déposée en Suisse, à l’usage de Joseph et Marie, il n’avait pas placé son argent. Il dilapidait son capital en salaires et mécénat – de méticuleux banquiers avaient usé leurs combinaisons à le faire changer d’avis, et certains y avaient perdu leur santé mentale –. C’était une équation enfantine : pas de spéculation immobilière, ni de jeux en Bourse, le calcul inversé des termes de la vie d’Henry Quyncet donnait les termes exacts de celle de Thomas Quyncet. Un pied de nez macabre au mythe de l’homme d’affaires, une négation du self-made-man. De ce point de vue particulier, Thomas se considérait comme une aberration, un contre-exemple dans son milieu, et son milieu lui rendait sa considération à l’identique. On le traitait d’original, de doux rêveur – les plus intéressés –, de malade, d’assassin – les autres –. S’ajoutait à cette donnée, une seconde, de notoriété publique, plus grave, que l’on appelait l’affaire de l’aile sud. Thomas ne croyait pas à la charité chrétienne – il ne croyait pas, tout court –, ni aux dons – une méthode, selon lui barbare, qui signifiait qu’une personne donne à d’autres personnes, de l’argent ou des biens, à répartir entre d’autres personnes, la chaîne permettant aux premiers de ne pas voir les derniers, et aux seconds de récupérer une partie de la somme de l’opération –. Ainsi, il avait cédé l’aile sud de son hôtel particulier à des clochards de passage. Peu à peu, le bruit s’était répandu, et l’aile était devenue un repaire de tout ce que la ville comptait de zonards, de chômeurs, de types qui ne savaient pas où dormir. Les règles de l’aile gauche étaient simples ; il n’y en avait pas. On débarquait quand on voulait, on cassait tout, on repartait. À heures fixes, les cuisiniers préparaient des repas qu’ils déposaient sur des tables roulantes, avec du vin et de la bière. Thomas n’était pas fier de son aile sud ; la charité n’était pas loin, la différence lui semblait infime. La misère, la faim, l’ignorance lui paraissaient des questions qu’un homme seul, aussi riche fût-il, ne pouvait pas résoudre. Mais il s’était éloigné des combats – politiques et amoureux – de sa jeunesse, il vieillissait, et sa sensibilité ne le portait plus, il manquait de courage. Lors d’une promenade, il avait imaginé ce petit tour de passe-passe avec sa conscience, et l’avait mis en œuvre le lendemain. Il avait organisé les travaux d’aménagement, repensé les entrées et sorties, imaginé la disposition des lits, des tables, des salles de bain et fait installer une bibliothèque de livres de poche de plus de dix mille titres. Élisabeth de Sainte-Amande, qui était opposée à ce qu’elle appelait la nouvelle lubie de son mari, déserta, plus de cinq mois, le luxueux domicile conjugal pour une destination qu’elle tint secrète. La seule concession qu’elle obtint de son époux fut la séparation totale des deux parties de l’hôtel particulier, afin, hurlait-elle, que leur vie de couple fût préservée. L’aile sud. Il ne parlait jamais de l’aile sud. Il y faisait un tour, il y mangeait parfois, mais, en bref, ce n’était pas à mettre au compte de ses réussites. Quoi d’autre ?
Fuir, et se perdre, contre le temps, contre le piège du temps, perdre connaissance, se perdre au sud du sud, s’oublier soi-même, respirer d’autres souffles, se réveiller ailleurs mais vivant, se réveiller avec toi mon amour. Tender is our love, sweet are your lips, lonely I am. Fuir, marcher des heures, des jours sur des chemins de montagne, alone, alone, le vent cinglant nos visages, et l’air nous renversant, marcher, marcher, courir, dévaler des pentes rouges, écraser les bois morts, nuages de neiges évaporées sur les cimes, plaques de neige fondante qui ruissellent et forment, très loin, dans la vallée, des rivières et des torrents. S’y plonger, comme dans l’eau de la Seine, prête à me prendre, si maintenant je le décide. Ivres, mon amour. Ivresse qui craque et brûle entre tes mains, ivresse des cimes, qui, là, proches et à prendre, gémissent et mordent, hurleront tout à l’heure. Fuir, être stryge sous l’amoncellement des forêts ou dans les arbres sous les coups de bûcherons abrutis, se perdre avec toi dans la lumière alanguie du soleil et entre les nuages-dromadaires, mouvants, dinosaures de notre enfance, et leurs ombres glissant devant nous sur les montagnes, sur les chaînes de sapins fous. Fuir, fuir, fuir. Se fuir. Se perdre dans des odes mentales, composer de longues rimes de nos plaisirs incandescents, célébrer notre amour partout, tous les jours, se dire bonjour mon bel amour, célébrer notre amour par des messages incohérents, sur du papier, sur des nappes, sur des tables vernies, graver notre fuite, l’inscrire partout, la hurler, l’écrire sur des écrans. Fuir, mon amour, escape, a stream is our love, rêver de tous les pays de nos sommeils ensemble, de l’Espagne et de la Catalogne, au sud du sud, de sommets, de déserts, de plaines, d’océans, et de mers trop petites dans des barques à deux voiles. Fuir nos absences, et tous les jours où nous ne sommes pas ensemble, réussir nos ratages, reprendre, recommencer, rater encore, recommencer. Il ouvrit les yeux. La façade occidentale de Notre-Dame l’écrasait, au loin. Il tira une longue bouffée ; il ouvrit les yeux. Plus ouverts, plus vivants. Où suis-je ? Loin de toi. Où es-tu ? Loin de moi. My beautiful lost love. Façade orientale, façade occidentale. En direction de. Il accéléra son allure, son ventre grognait toujours. Il croisait encore des jeunes filles qui, pour lui, n’existaient plus. Eau verte, bleue. Et le courant, les clapotis et le vent, douce brise sur ses yeux ouverts, fermés, le sifflement d’un merle sur une branche, caché, invisible, rugissement, pépiement, mugissement, rumeur, surdité de la ville, moteurs et mécaniques. Quai des Grands-Augustins, sous le tablier crasseux du Pont Saint-Michel. En passant par ici : un coup d’œil sur les pavés, un autre, le courant l’emporterait peut-être, peut-être pas. C’est une sensation presque jubilatoire : se dire qu’à tout instant je peux disparaître, comme ça, en claquant des doigts, t’oublier mon amour, faire disparaître la Seine et tout ce qui m’entoure. Arrêt définitif. En finir avec. Ma réalité et par là même la réalité. Rien. Du vide parfait. Silence. Mort. À qui dis-tu bonjour, mon amour, qui regardes-tu, qui croises-tu ? Si je faisais la somme de mes échecs. Le nôtre, notre échec. Film de ma vie, orage, souvenirs éteints, larmes d’enfant. Ne nous disons plus adieu, mon amour, comme dans les mauvais films, sur un quai de gare, dans un hôtel borgne, dans un palace. Rendons-nous l’un à l’autre. Je t’aime. Je t’aime dans la lumière espacée de cet après-midi de juin. On ne sait jamais comment ça arrive. Le temps passe, et l’on croit toujours, comme des gamins, qu’il reste un espoir, que l’on finira bien par se retrouver. Toute une vie d’attente et de mensonges. Le temps passe, rien ne change, et l’on ne se retrouve pas. Pas de happy end. Vide parfait. Le film de ma vie ? Une histoire d’amour, un ratage, comme des milliers d’autres avant et après moi. Nous avons joué, mon amour, nous avons perdu. Soixante ans demain, et je suis mort. Rendez-vous clandestins, jeux de dupes. Les combats amoureux de ma jeunesse, oui. Combats politiques et amoureux. Sentimental, aigri par toutes ces années d’errances, à passer à côté, à se fuir, et au bout du compte à ne rien voir. Et je pleure sur de vulgaires chansons d’amour, seul, à l’abri des regards. Sentimental, incohérent, immature. Tout l’amour, que j’avais au fond du cœur, pour toi, Rina Ketty me faisait pleurer et Barbara Streisand, l’amour dont tu méprisais la loi. Mots vides, phrases creuses, qui me touchent encore, à mon âge. S’allongeant, fixant le plafond dans le noir. Alors qu’il eût été si facile d’être différent. Jouisseur, ludique, comme je l’étais à vingt ans.
Figure de cire déterminée de A à Z. Choisir, inventer, connaître, voilà ce à quoi il avait cru. Personnage, figure d’un amour qui s’évanouit dans le temps. Your own. Vingt, trente, quarante, cinquante, infini, éternité dérisoire. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Une autre bouffée, et la cendre du deuxième tiers se détacha, tache grise sur les pavés mornes. Les deux tours de Notre-Dame séchaient au soleil, un échafaudage et d’immenses bâches vertes recouvraient la partie centrale de la façade occidentale, frontispice caché pour cause de travaux. Nettoyage de printemps, madame. Des ouvriers, perchés là-haut, à côté de gargouilles, circulant, courbés, fumant des clopes, riant sur les arcs-boutants, grimaçant de leurs dents noires au-dessus du portail de Marie, redonnaient aux pierres un semblant de leur couleur d’origine. To live and die, to love and do. Quai de Montebello, rive gauche. Toi et moi, à New York, il y a si longtemps, sur les rives de l’Hudson. Vent glacial de février, et nous, qui pensions que ce serait possible, nous le pensions encore. Et j’en rêvais. Je te rêvais mère de mes enfants, maîtresse, amante, femme d’une vie, d’une douce et longue, longue vie. Suis-je Thomas dans le rêve de Mary, suis-je le papillon de tes rêves, rêves-tu encore de moi, Mary ? La chanson d’Hendrix que nous écoutions après avoir fait l’amour. En soixante-sept ou soixante-huit. And the wind cries Mary, oui, le vent te pleure, Mary, le vent te pleure. Ton nom et le nom de notre amour. To live and die, to love and do. Tender is our love, sweet are your lips, lonely I am. Your own. Et les noms, et les mots de cette époque : Révolution, Socialism Workers Party, Quatrième Internationale, toi et moi dans l’Histoire, fiévreux, acharnés, tout à notre amour, à nos luttes, aux réunions du parti. Love and be silent ? Non, répondions-nous, hurler, se battre, hurler, se battre, et faire l’amour des heures durant, partout, dans des lits, contre des portes, dans des cours intérieures, sur les pavés, sur la terre humide, dans des champs – ciels lourds, après-midi de mai, le vent griffait nos peaux nues et des gouttes de pluie déjà dans le dos et sur les jambes –. Faire l’amour, oui. Ils avaient fait l’amour partout, spontanément, dans des hôtels, sur des moquettes défraîchies, dans des salles de réunion, sur de petites tables qui basculaient, et ils étaient tombés ensemble, ils avaient ri, ils avaient été obscènes, et gamins. Ils avaient fait l’amour, ivres, à la pointe du jour, ou sans boire, vers midi, et à toutes les heures de la journée. Spontanés, oui, irresponsables, un relâchement rapide et continu, une détente de leurs corps enlacés, des joies enfantines d’adultes amoureux. Obscènes et enfantins, joueurs, et le paradoxe n’était qu’apparent. Elle lui glissait des mots obscènes au creux de l’oreille, elle gémissait, homme et femme, sans distinction, et elle l’empoignait si fort, et elle le mordait si violemment qu’il perdait connaissance, oubliait son histoire et leur pays, les lieux, les noms et les langues. Ils avaient fait l’amour sous des tentes de meetings, dans un coin, alors qu’à la tribune de sombres barbus à lunettes proclamaient la Révolution Permanente. Ils s’étaient blessés, ils s’étaient manqués, ils avaient disparu ensemble, ils s’étaient dissous, d’individus séparés saisissant une réalité provisoire, ils devenaient mouvement, mouvement de leurs deux corps, un processus. Et aujourd’hui, des années après, il savait à quel point il avait été heureux avec elle, à quel point, à cette époque-là de sa vie. Arrêtons. Face à la Seine, une lettre à la main. Des mots pour toi mon amour. Des mots vite tracés, maintenant. Nous revoir, fuir et se perdre, mon amour, recommencer, tout reprendre à zéro. Il avait conscience du ridicule de la situation, lui écrire et la revoir peut-être, trente ans après, ou presque, alors que depuis ils ne s’étaient plus donnés de nouvelles. Film de sa vie, film d’une vie ratée, à se fuir, à la fuir, elle. Il la suivait de loin. Moi, à Paris, mon amour, et toi, mouvante et abstraite. Que cesse le temps qui nous sépare. Sur la berge, une vieille femme chantait. Les chatoiements de l’eau verte – qui s’écoulait, inlassable, d’une source lointaine à une destination qu’il ne connaissait pas, l’océan peut-être, cet océan qui l’éloignait un peu plus d’elle – se reflétaient sur les verres légèrement fumés de ses lunettes. Il s’arrêta à une dizaine de mètres d’elle. C’était une solide grand-mère – qui, peut-être, n’avait pas d’enfants, mais elle lui évoquait ça, une grand-mère –. Ses cheveux gris – ramenés en chignon et piqués d’une marguerite – étaient soignés – longtemps peignés, lui semblait-il –, comme l’était son costume – un chemisier blanc et une longue jupe plissée, dont les fleurs mauves et bleues chantaient elles aussi au soleil, douce mélodie d’amitiés et de repas de familles, fleurs de carnaval, guillerettes et optimistes pour la scène –. Peut-être vivait-elle dehors, mais tout, dans les traits de son visage, dans la grâce qu’elle mettait à lancer – de sa voix grêle et aiguë – ses airs nostalgiques, dans sa présentation – l’ensemble relevé d’une paire d’escarpins dorés, imitant les trucs de spectacles et de revues, pointe de faux luxe dans un pauvre univers –, tout en elle respirait, quoi, le courage et l’envie d’être debout face à une foule de passants et de passantes qui ne s’arrêtaient pas, qui ne jetaient pas une oreille à ses efforts, comme si elle eût été invisible. Ses mains graciles s’agrippaient à un mauvais micro en plastique, relié par un fil à une boîte minuscule, caisse de résonance, qui atténuait sa voix, la lançait dans le vide, au gré du vent. Pourquoi à soixante ans décide-t-on de sortir de chez soi – si le chez-soi existe – et de s’en aller sur les pavés, devant d’impossibles individus – hommes, jeunes ou vieux, femmes, belles ou pas, adolescents, étudiants, promeneurs, ayant d’infinies préoccupations, d’autres désirs, un rendez-vous, peu importe – pour chanter avec trac des airs dont tout le monde se fout. Ne sentait-elle pas – cette pauvre vieille, cette vieille folle – qu’elle n’existait pour personne, et qu’elle gênait le déroulement de ces existences, son harmonie. Pourquoi chantait-elle ? À cause de lui, peut-être, pour cet homme qui s’était arrêté, pour l’observer, l’écouter, et se poser la question, et des hommes qui, comme lui, dans le temps, sous le crépitement des feuilles et leur doux balancement, sous le soleil – vertes, jaunes, mordorées, flamboyantes, lumineuses – avaient fumé un cigare, et des femmes, rentrant d’une escapade, et qui, un peu mélancoliques, écoutaient cette voix de grelot. La vieille tremblait en chantant, son autre main serrait les paroles qu’elle déchiffrait à mesure, ou faisait mine de déchiffrer. Et ses yeux allaient et venaient – des mots sur la feuille, protégés par une pochette translucide, aux gens qui passaient –. Et sa voix – si faible et fausse, si aiguë et en même temps si enthousiaste, si volontaire et amoureuse – lui donnait envie de pleurer. Souffrance, cruauté, misère humaine, vieillesse, tristesse. Les amours perdues, et l’eau s’écoulait encore, plus sale, plus lente, et ses scintillements l’affaiblissaient encore, et ses yeux se plissaient de plus en plus, ne se retrouvent plus, et les amants délaissés peuvent toujours chercher. Mais pourquoi ? Pourquoi cette vieille folle s’était plantée là et pourquoi chantait-elle justement cette chanson stupide ? Mes amours perdues hantent toujours mes nuits, et les Rois cachés là-haut, dans leur galerie, riaient en le voyant, et les deux tours de Notre-Dame, comme des bras ouverts se dissipaient, s’étiolaient à une vitesse vertigineuse. Il fouilla ses poches et en tira deux billets qu’il déposa en passant dans une corbeille en osier ; et la vieille chanteuse, transportée, n’aperçut même pas la somme qu’une silhouette fugitive venait de lui laisser. Souffrance, misère humaine, des milliers de vies monotones et solitaires, de gens seuls, de vies absurdes, d’esclavages quotidiens, d’impuissances, se multipliant l’un, l’autre, s’additionnant, se superposant, des milliers de dérives et de vies inutiles, mornes, sans raccourcis, d’infinies espérances, de rares moments de bonheur, grappillés ici et là, amours, amours perdus, vides et oubliés. Comme ces vieux qu’ils allaient, avec sa mère, visiter, des années auparavant, au milieu des années cinquante. Hospices de Brooklyn et du Bronx, charité chrétienne, conformisme de sa maman. Hospices, mouroirs organisés dans lesquels des vieilles et des vieux hurlaient et se chiaient dessus, prostrés dans leurs cages, les yeux dans le vide, pleurant lorsqu’ils leur parlaient ; et le long de couloirs qui puaient la maladie, la dégénérescence et la mort déjà, d’autres, débraillés et se grattant les couilles dans de mauvais pantalons, quémandaient une cigarette, comme s’il s’agissait de sauver leur peau. Sa mère passait de chambre en chambre, s’asseyait et discutait, et lui, gardait le souvenir de ces jours de visite. Jamais il n’oublierait ces cris, ces membres tordus, bleuis, rouges et cette vieille qui lui avait raconté les supplices qu’ils enduraient, tous, les infirmières sadiques et les repas qu’elle vomissait. Miss Brockett, qui l’avait embrassé sur la bouche, et qu’il était revenu voir plusieurs fois, jusqu’à ce qu’on lui annonce – une grosse blonde, un peu tarée et nymphomane – qu’elle avait changé de service. Qu’est-ce que ça voulait dire un service, puisqu’il l’avait cherchée partout et qu’il ne l’avait pas trouvée ? Des couloirs gris et blancs et verdâtres, interminables, des clameurs de désespoir, des rires de dingues, des visages marqués et ce type de quarante-cinq ans qui avait passé la moitié de sa vie dans des hôpitaux à se faire greffer des organes et poser des plaques en métal, sur tous les membres, tous les os, toutes les parties de son corps – mais avait-il encore un corps –, des vis, des bouts de ferraille, plantés à coups de marteau, et qui riait de ses propres blagues. Ses rires résonnaient encore, stridents et brutaux, rires de mouettes agonisantes, se posant sur l’une des fenêtres, cris d’oiseaux. Il devait avoir quinze, seize ans à l’époque, et il sortait à peine d’une enfance et d’une adolescence choyées par sa mère, une éducation artiste et pieuse – longues heures de prières et de sermons, chez lui ou dans des nefs, sur des bancs de bois dur –. Mais il savait que, bientôt, il ne croirait plus ; une ironie malveillante l’empêchait de pénétrer ces rengaines ; et les visites aux hospices entretenaient cet état d’esprit, le métamorphosant en une colère froide dont il contenait l’explosion. Pendant dix-huit ans, il serait l’enfant modèle, dont rêvait sa mère, Rose O’Brien."
Le Peintre, pages 92 à 110, Cyril Grosse,
édité par Les Cahiers de l'Égaré, en février 2002

Content de retrouver une ville plus propre,  avec moins de déjections canines, moins de voitures, avec les vélib’ très utilisés et dont je me suis servi, préférant  quand même remonter  à pieds, de la place Monge à Stalingrad par la Bastille et le canal puis poursuivre jusqu’au parc Pajol ou à celui de La Villette, là où c’est populaire, où ça guinche,
 
pique-nique, glande, chite, joue de la musique, des percussions, joue au roller, au skate, au ballon de foot, de volley, de basket, content de retrouver quelques amis, content de visionner des films en DVD, américains bien sûr, comme À vif, avec Jody Foster ou L'assassinat de Jesse James, avec Brad Pitt, content de retrouver le foyer vietnamien où on mange pas cher...
 

Jolie Môme Paris
envoyé par grossel
 

 
Paris vu par Le Peintre de Cyril Grosse (Les Cahiers de l'Égaré)

Êtes-vous devant ou derrière la fenêtre ?

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 balades dans deux cimetières, Saint-Vincent et Montmartre; j'aime ces balades et ces lieux; à Montmartre, j'ai cherché la tombe de Koltès, assez facile à trouver, sobre, et celle de Jouvet, il a fallu que je trouve quelqu'un qui m'y amène, assez voisine de celle de Koltès; et parfois ... c'est la tombe des Platon-Argyriadès qui m'a le plus touché, Papoue et Nicolas; Papoue (1908-1961) et Nicolas-Constantin (1888-1968) PLATON-ARGYRIADÈS : céramiste et verrier, il fut l’une des grandes figures de Montmartre où il fut le dernier habitant de la maison de Mimi Pinson. On ne risque pas de manquer leur tombe du cimetière Saint-Vincent, c'est une fenêtre de maisonnette derrière laquelle le couple fixe les visiteurs à travers les rideaux.

balades dans deux cimetières, Saint-Vincent et Montmartre; j'aime ces balades et ces lieux; à Montmartre, j'ai cherché la tombe de Koltès, assez facile à trouver, sobre, et celle de Jouvet, il a fallu que je trouve quelqu'un qui m'y amène, assez voisine de celle de Koltès; et parfois ... c'est la tombe des Platon-Argyriadès qui m'a le plus touché, Papoue et Nicolas; Papoue (1908-1961) et Nicolas-Constantin (1888-1968) PLATON-ARGYRIADÈS : céramiste et verrier, il fut l’une des grandes figures de Montmartre où il fut le dernier habitant de la maison de Mimi Pinson. On ne risque pas de manquer leur tombe du cimetière Saint-Vincent, c'est une fenêtre de maisonnette derrière laquelle le couple fixe les visiteurs à travers les rideaux.

début octobre, j'ai visité le cimetière Montmartre et le cimetière Saint-Vincent; à Montmartre, j'ai cherché et trouvé la tombe de Koltès, sobre, et celle de Jouvet, assez voisine mais il a fallu que quelqu'un m'y amène; je passais, repassais et ne voyais pas la tombe; Chéreau est parti 6 jours après ma visite à Montmartre ? rejoindra-t-il Koltès ?

de ces visites, je tire en général, le sentiment d'une grande banalité,

la mort nous attend tous, pas d'esquive, donc accepter le départ des êtres chers, le départ de ceux qui nous ont marqué, celui de toutes les victimes des catastrophes comme Lampedusa mais quels usages faire de ces morts, usages, pas hommages;

je rêve d'un mémorial à la fois universel et singulier, valable pour chacun et pour tous et qui soit une déclaration d'amour à la vie, intégrant la mort car c'est elle qui d'une certaine façon donne sa valeur à la vie, enfin pas tout à fait, c'est nous qui donnons ou non de la valeur à notre vie, en usant de notre liberté, du pouvoir de dire non et parfois oui

je pense aux épitaphes des stèles antiques, aux tombeaux écrits par certains pour certains, ce que Montaigne avait voulu faire pour La Boétie; on trouve de telles épitaphes parlant des vivants singuliers et non des allongés éternels dans La couronne de Méléagre dans la collection Orphée

je pense organiser un bocal agité sur ce thème d'épitaphier avec un concepteur de monument et des poètes

JCG

A quoi pourrait ressembler un mémorial pour quelqu’un de singulier et de cher, mais qui ne serait pas seulement celui d’untel ou d’unetelle ? Ce serait un mémorial à toute chère personne singulière, et pourtant à chaque fois unique.
Cela est-il concevable à l’état de maquette transportable, et sous quelle forme, avec quelle simplicité énigmatique ?
Ce serait plus qu’un logo (bien abstrait). Cela proposerait en trois dimensions comme un sentiment œuvré et pensable : ni sensiblerie, ni pensée sèche.
Il ne s’agirait pas plus du mémorial d’un héros que de celui d’un homme quelconque (qui croit qu’on peut s’en tenir là ?). La verticale enlevée (la flèche, le mât) ne s’imposerait pas, parce que la perspective ne serait pas celle d’une humanité courante réduite à l’horizontale.
Pourtant, il ne s’agirait pas d’un mémorial à l’humanité mais à quelqu’un ou à quelqu’une de regretté comme on vous retranche une partie de votre être, et de vraiment regrettable.
Ce ne serait pas un mobile mais il faudrait que ça dise un mouvement arrêté. Lequel ? C’est toute la question.

G.L.

Homo Botticelli/ Grotte Chauvet/Roger Lombardot

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Homo Botticelli

de Roger Lombardot

création à L’Atelier Théâtre à Laurac-en-Vivarais, Ardèche

du 10 octobre au 1° novembre 2013

J’ai vu cette création, le soir de la 1°, le 10 octobre, dans la salle voûtée de L’Atelier-Théâtre.
Homo Botticelli exprime la passion de Roger Lombardot pour ce lieu fabuleux qu’est Vallon Pont d’Arc, lieu de cette arche naturelle visitée par des touristes venus du monde entier, lieu aussi de la grotte Chauvet, découverte le 18 décembre 1994, appelée à devenir patrimoine mondial de l’Unesco, et où se trouvent les plus anciennes peintures pariétales connues à ce jour. 10 ans après La Rose, hommage théâtral à la grotte Chauvet, Roger Lombardot revient dans la grotte, sa matrice, notre matrice peut-être.

Le récital commence avec la conservatrice de la grotte Chauvet, Dominique Baffier. Quelle belle idée de faire intervenir la scientifique missionnée par l’État pour sauvegarder, étudier, connaître, partager les fresques de la grotte. Elle connaît le sujet, donne des conférences partout dans le monde, est à l’aise sur la scène, nous met dans l’atmosphère radioactive de la grotte aux merveilles.

Après son court et dense récit introductif, en voix off, on entend la fin de La Rose avec la voix sublime de Véronique Estel dont ce passage : Je découvre que tous les éléments de la grotte ont une résonance entre eux... Tels les instruments d’une partition d’orchestre... Il semble qu’on ait voulu réaliser ici le code d’un langage et d’un savoir... une sorte de cosmogonie... Mais peut-être n’est-ce qu’une illusion ?... Une chimère... Une hallucination due à mon immersion prolongée dans le noir... Cependant... n’est-ce pas ainsi qu’ils devaient procéder ? Rester dans le noir... Le plus longtemps possible... Jusqu’au vertige... Jusqu’à l’oubli de soi... Jusqu’à l’illumination. Passage annonciateur de ce que va développer Homo Botticelli après 10 ans d’immersion, de maturation. Symphonie inachevée de Schubert. Lombardot nous fait toujours entendre dans un noir presque absolu des extraits de musique sublime, pour introduire, ponctuer, suspendre, achever. Il s’installe à son pupitre et donne à entendre un dialogue halluciné, hallucinant. Une jeune femme magnifique émerge nue de la rivière, le 14 janvier 2012, alors que le poète, également nu se ressource sur la plage de l’arche naturelle. Un dialogue s’engage avec réticences, émois, étonnements, de plus en plus nourri entre les deux personnages. Qui est cette jeune femme qui cite le poète, connaît son œuvre, développe ses propres thèses sur les questions que se pose le poète sur l’origine des fresques ? Progressivement, sur le mur du fond, derrière un tulle, émerge la Vénus de Botticelli. Le tableau reproduit est de la taille du tableau original. Il vient progressivement en pleine lumière puis progressivement est déconstruit par une magnifique lumière rouge éclairant par en bas, un meuble sur lequel repose un livre ouvert sur une reproduction du tableau. Théâtre dit le texte vient de theos et astres : N’est-ce pas vous qui proclamez que le mot trouve son origine dans la rencontre des vocables theos et astre : la lumière et le feu des dieux ? La pièce met en lumière, en perspective 36000 ans. Qui peut être l’artiste de la grotte ? Neandertal, Sapiens, Florès, Denisova ? La jeune femme réfute avec vigueur et preuves que ce puisse être Sapiens, nous ? Pourquoi ? espèce prédatrice, destructrice, séparatrice, persécutrice. C’est d’une violence incroyable, ça fait mal, on le reçoit mal notre sens du Mal, par plaisir. Et pourtant, c’est irréfutable, espèce se condamnant à disparaître sans doute plus vite que ce qu’elle croit, parce qu’elle croît.

La discussion sur la fresque est là aussi menée de main de maître par la jeune femme inconnue avec ses questions et réponses à l’auteur. La fresque n’est pas en à-plats puisque peinte sur les parois en relief de la grotte, c’est une fresque en 3D, conçue par un esprit apte à ces dimensions et incluant l’observateur dans l’œuvre comme ce fut le projet de la perspective d’inclure l’observateur, le contemplatif. L’énigme à la fois s’épaissit et s’éclaire avec la lionne, observatrice de la scène primitive, le bison enfourchant la femme, sa vulve, le Minotaure de la grotte qui, hasard ? est reproduit par le Minotaure de Picasso, alors même que la grotte n’est pas encore découverte, Picasso meurt plus de 20 ans avant. Avez-vous remarqué comme la mimique du Minotaure de Picasso est proche de celle du bison de la grotte, le museau de l’un et de l’autre affleurant la vulve, alors que 36000 ans séparent les deux représentations et que Picasso a disparu avant la découverte des peintures du Pont d’Arc!... Ils paraissent s’y pencher, comme Léonard, et leur œil s’en trouve exorbité. À votre avis, que contemplent-ils dans le trou de la femme ? La grotte a trouvé en Roger Lombardot, l'intuitif qui ouvre des pistes aux chercheurs: tout passe par la vulve (suspens), tout passe par la grotte (suspens).

Après l’effacement de la Vénus de Botticelli, la pièce s’étant achevée par l’intuition du poète que son interlocutrice n’est autre que la Vénus de la grotte : Elle ramène sa main droite sur le sein... l’auriculaire est déformé... comme celui de la main à l’ocre rouge ornant les parois de la grotte... Les larmes me viennent... Je comprends que la femme qui se tient devant moi est l’artiste qui a peint les lionnes et les chevaux et les vulves de la grotte du Pont d’Arc... 36 000 ans avant notre rencontre... Je ferme les yeux, l’imagine devant la paroi, le fusain à la main... Quand je les ouvre de nouveau, elle a disparu... Nous sommes le 14 janvier 2012, la route des gorges est fermée pour travaux et je suis seul sur la plage... Et je me pose la seule question qui vaille: quel artiste d’aujourd’hui inventera la perspective qui nous ouvrira la voie vers l’éternité ? nous avons droit à la projection en 3D de la restitution en cours des fresques de la grotte. Des milliers de points lasers et ainsi une reconstitution on ne peut plus précise nous permet de recevoir, de ressentir cet émerveillement qui depuis 10 ans habite le poète, l’interpelle. Et à la fin de cette projection, une apparition, dans la semi-obscurité, Vénus, en hologramme ou réelle, apparition fugitive qu’on ne peut retenir, qui dure 6 secondes, le temps que le cerveau enregistre l’image pour qu’ensuite le fantasme de chacun s’installe et le travaille.
Je souhaite que ce spectacle et ce texte trouvent un large déploiement, ils le méritent.

Jean-Claude Grosse, le 12 octobre 2013

Homo Botticelli/ Grotte Chauvet/Roger Lombardot

Le Revest : histoire d'un échec collectif

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Pour une histoire vraie du Revest 
Hypothèse :
l’histoire d’un échec collectif

On parle des leçons de l’histoire, le « plus jamais ça » incantatoire qui n’empêche pas de recommencer car peut-être sommes-nous incapables de tirer des leçons de l’histoire. Encore faut-il avoir une histoire vraie ?
De quoi disposons-nous pour l’histoire du Revest ? Des petits livres de Pierre Trofimoff qui était peintre et à ses heures, historien local. D’un petit livre de Charles Aude. De deux livres plus conséquents, l’un sur Le Revest à la révolution, l’autre sur l’eau et le barrage. Le bulletin des amis du Vieux Revest fournit aussi des éléments ainsi que quelques autres publications de cette association sur l’âge d’or du Revest, l’école laïque au Revest, le château de la Ripelle…
On dispose donc de livres et documents, mais cela ne fait pas une histoire du Revest. C’est une histoire à trous en fonction des centres d’intérêt des auteurs.
Ce qui m’a conduit à mon hypothèse d’un échec collectif du Revest, c’est mon séjour à Collioure de 42 jours en septembre, octobre 2009.
Collioure ne fait pas 3000 habitants, Le Revest en compte plus de 3500. Aucune comparaison entre ces deux villes ou villages. À Collioure, il y a des vignes, des chênes-liège, des pins, des jardins, des figuiers, des vergers… Les collines très abruptes sont cultivées ou en garrigues. L’urbanisation résiste à la pression touristique. Les collines, sauf les plus immédiates, construites en habitat groupé plus qu’en lots individuels, sont mises en valeur par des vignerons attachés à leur terroir. Il y a plus de 180 viticulteurs et leurs familles à Collioure. En quelques minutes, on est dans des paysages travaillés, productifs. Collioure dispose d’un « cadre » magnifique, d’un patrimoine architectural intéressant, le château royal mis en valeur depuis seulement 20 ans, une église dont le clocher (ancien phare) fait le tour du monde, le moulin à farine devenu moulin à huile. Deux peintres y ont séjourné quelques mois, Matisse et Derain : c’est là qu’ils ont inventé le fauvisme, assez vite détrôné par le cubisme. Un poète républicain y meurt 3 semaines après son arrivée : Antonio Machado. Enterré à Collioure, sa tombe est l’objet de la visite de dizaines de milliers d’Espagnols par an. La maison où il est mort, Casa Quintana, va être transformée en centre d’études Machado. Depuis 50 ans, un restaurateur, Pous, père et fils, sait recevoir aux Templiers les artistes qui n’hésitent pas à lui céder une œuvre. Collioure regorge d’artistes de valeur inégale ; j’ai dénombré une quarantaine de galeries et d’ateliers, fonctionnant d’avril à novembre. Aujourd’hui, Collioure dispose d’une vingtaine d’hôtels et de restaurants. Les commerces, cafés, boutiques ne manquent pas. Les artisans dont on a besoin sont sur place. Il y a en outre une petite industrie artisanale de conditionnement des anchois, de production d’huile d’olive, de fabrication de biscuits. Les gens ajoutent à leurs revenus la location de meublés. Parce qu’à côté d’une ville de travailleurs, pas à plaindre financièrement, du secteur primaire agricole ayant su mettre en valeur leurs vins (Collioure et Banyuls) et d’autres produits, on a une ville pour touristes pouvant monter jusqu’à 150000 visiteurs pour le feu d’artifice du 16 août. 50000 est une fréquentation habituelle en été. La vie associative est très riche. Animations et fêtes tout au long de l’année. La municipalité, parce qu’elle a les ressources, sait gérer l’afflux, le stationnement, la sécurité… Tout n’est pas idyllique mais  Collioure est une ville dynamique qui depuis 50 ans sait faire fructifier son patrimoine viticole, architectural, pictural. (Paradoxe : il n’y a pas une œuvre de Matisse, Derain à Collioure, mais le Musée d’art moderne de la ville dont la conservatrice est aussi celle du fabuleux Musée d’art moderne de Céret a su et sait acquérir les œuvres d’hier et d’aujourd’hui qui compteront demain. Comparez avec ce que deviennent les œuvres acquises par Le Revest: elles sont dans des bureaux et le public ne peut les voir. Rappelez-vous le sort réservé à une œuvre de Giacobazzi: l’école du Revest, l’œuvre de Nicole Budonaro qui avait été achetée pour l’accueil des Comoni, enlevée pour aller où ?). Bref, Collioure a su collectivement profiter de son histoire, de son « cadre », préservant ses terres agricoles, viticoles, son liège, ses légumes locaux vendus directement. Les traditions comme la sanchs à Pâques sont très fortes, inscrites dans une catalanité vécue et non folklorique. La ville a su aussi profiter de l’installation de quelques étrangers de renom attirés par le « cadre »…
On comprend bien que Le Revest au « cadre » magnifique, au patrimoine moins prestigieux mais tout de même, mais sans agriculture, sans commerces, n’ayant à offrir que des terrains à bâtir est passé à côté d’une vraie vie collective. Quelques pistes. La vente des sources et la construction du barrage pour l’usage de Toulon ont fait disparaître les bugadières dès 1910. Elles auraient disparu avec l’invention de la machine à laver, 40 ans plus tard. Le paysage du Revest moins abrupt que celui de Collioure est composé de collines en restanques ce qui veut dire créées par l’homme qui y a cultivé oliviers, fleurs : jonquilles et autres, jusqu’à quand ? Les moutons ont disparu,  il y a moins de 50 ans. Quand j’ai acheté mon terrain en 1962, la culture des jonquilles sur ce secteur venait de disparaître… La vigne n’a pas intéressé les anciens, j’ignore pourquoi, question de sols ? Le domaine viticole du Marlet a eu une vie éphémère, le village a boudé le vin du Mont Caume de la famille Higgons. Le gel de 1956 a porté préjudice aux oliviers mais pas plus qu’ailleurs. Le moulin à huile du Revest comme celui du château de La Ripelle ne fonctionnent plus depuis 40 ou 50 ans. Je pense que Le Revest est passé à côté de son histoire parce que les paysans d’ici n’étaient pas que paysans, plutôt ouvriers, et paysans en complément, mais tout ceci mérite d’être vérifié en interrogeant des gens de 70-80 ans car c’est dans les années 50 que le changement s’est fait avec l’arrivée des commodités et des facilités. Il a été plus facile de vendre des restanques que de les cultiver et le « charme » du village a profité à des importés d’en bas et d’ailleurs, enrichissant petitement les gens du cru qui ont su se garder les belles parcelles. Ce processus d’urbanisation n’a pas été maîtrisé par les municipalités successives portées au pouvoir par des gens désirant vendre leurs terres ingrates. Il suffit d’étudier la composition socioprofessionnelle des conseils municipaux depuis 60 ans. Il n’y a pas eu de politique de reconquête agricole, de politique de zone artisanale, d’urbanisation sous forme de logements sociaux regroupés, exception de la résidence du Mont Caume (à Collioure, vous avez pour l’essentiel deux quartiers, le village, ses ruelles, ses escaliers, le faubourg). Au Revest, que de l’habitat mité, mangeur d’espace au nom de l’individualisme dominant, gage de bonheur autour de sa piscine et de son barbecue. Le Revest est bel et bien devenu un village dortoir, il n’a pas d’identité car il l’a perdue en vendant ses restanques (regardez les restanques vers Fontanieu, sous la Touravelle, vers la Ripelle et de partout), en les transformant en habitat pavillonnaire. À la Touravelle, ça fait 25 ans que j’entends parler d’une ferme pédagogique qui ne verra jamais le jour alors qu’une reconquête agricole et pastorale serait peut-être possible. Et aucune animation, aucune fête traditionnelle ne redonnera de la vraie vie au Revest. Même le jeu de boules est autrement plus vivant et dynamique à Collioure qu’ici. Pareil pour la vie sportive. La vie associative regroupe des associations de professionnels (caves et domaines, anchois), des associations culturelles catalanistes (les soirées sardanes sont de véritables concerts avec des coblas talentueuses, créatrices de nouvelles sardanes que les gens dansent tout en les écoutant) et bien d’autres associations (même les peintres, en concurrence, sortent un dépliant commun). Ce que je décris de Collioure correspond à ce que j’ai vu et vécu, ayant rencontré tout ce qui compte à Collioure, y compris à plusieurs reprises le maire ou Jojo Pous, la figure des Templiers, la journaliste de L’Indépendant, les caves, les peintres, le musée, la bibliothèque, l’équipe des guides du château… Si Musso a renoncé par facilité à quasiment toutes les compétences du Revest, si Le Revest est quasi sous tutelle, ce n’est pas parce que c’est un traître (bien que ça en soit un par rapport à Fenassile et par rapport à ses engagements de 2001), c’est sur la base de 50 ans et plus de démission collective. Évidemment, cette évidence est difficile à admettre, à dire et Musso se doit de construire un discours de propagande : un village, une identité, qui redonne bonne conscience à la fois aux vieux habitants et aux nouveaux arrivants.
Notre liste Avec Vous Maintenant avait tenté quelque chose mais on a vu le choix des habitants. Je pense que ce petit pensum peut éventuellement servir à une réflexion préalable aux municipales de 2014. Vous pouvez bien évidemment ne pas être d’accord avec ce regard. Mais il est à confirmer ou infirmer objectivement pour voir d’où on vient, où on est, où on peut aller raisonnablement. En tenant compte de tous les changements sarkozistes.
Jean-Claude Grosse

P.S. : une balade inopinée vers le château de Tourris, au niveau des Bouisses, m’a fait découvrir une oliveraie toute récente de plusieurs centaines d’arbres et l’existence d’un troupeau de moutons. On a donc la preuve qu’un autre aménagement de l’espace est possible.
Comment un domaine en friche il y a 15 ans, racheté aux enchères il y a 10 ans, a été transformé avec la plantation de 2500 oliviers qui produisent depuis 3 ans, 1 ha de vignes, bientôt 4, qui déjà donnent du vin, un troupeau de moutons. Les nuisances sont dues aux chiens errants, aux sangliers l'été, aux promeneurs indélicats, aux chasseurs qui chassent dans une propriété réserve de chasse interdite mais qu'est-ce qui arrêterait des chasseurs. Comme quoi, l'urbanisation de terres agricoles n'est pas une fatalité. Quand cela se produit, il s'agit d'une démission collective de la population locale voulant se faire du blé sur d'anciennes terres à blé.


Qu’est devenu le cabinet des monnaies ?


Voilà un patrimoine municipal de 12000 pièces dont une collection unique de monnaies de nécessité, d’ouvrages de numismatique, qui a été acheté par la municipalité de Charles Vidal dans les années 80, qui a été exposé au cabinet des monnaies dans la Maison des Comoni de 1990 à 2005 et qui a disparu. Les ouvrages ont été jetés dans la poubelle des Comoni (témoignage d’Armand Lacroix, conservateur de ce cabinet et collectionneur auquel on doit ce patrimoine). Quant aux vitrines, aux pièces, personne ne peut plus les voir. Où sont-elles ?

Certes, malgré des efforts de communication, le cabinet des monnaies n’attirait pas énormément de monde mais du temps des 4 Saisons du Revest, cabinet des monnaies et salle d’exposition étaient ouverts au public qui ainsi pouvait découvrir, apprécier les expositions thématiques mises en place régulièrement.

Les Revestois sont en droit de demander des comptes sur cette disparition et d’exiger la restauration du cabinet des monnaies, patrimoine communal qui avait coûté à la commune quelques dizaines de milliers de francs.

L’espace dédié au cabinet des monnaies est devenu le bureau de l’équipe marseillaise gérant le pôle jeune public. Les 4 Saisons du Revest gérait la Maison des Comoni depuis un bureau installé dans l’ancienne mairie, rue Foch.


Certains autres facteurs ont pu jouer aussi, défavorables au Revest:
- le fait que ce soit un cul de sac: on ne passe pas par le Revest, on y va . Quelles raisons d'y aller? Pour Collioure, c'est différent: c'est sur une voie de passage entre Espagne et France d'une part et d'autre part, le site favorise une autarcie réelle dans les terres avec ouverture sur la mer et donc commerce possible.
- Le Revest est lié à l'histoire de Toulon, donc à un espace touché de plein fouet par la crise industrielle depuis plus de 30 ans, cela a fait partir des gens; cet espace toulonnais est aussi lié à un tourisme balnéaire basique, pensé surtout comme source de profit facile et rapide, pendant longtemps, cela n'est jamais favorable à l'arrière pays, ni à des politiques d'aménagement du territoire.
- Le Revest a souffert sans doute aussi du statut spécial de Toulon, port militaire donc administré en partie directement par l'Etat, mal intégré à un ensemble régional: la ville a eu du mal à s'imposer comme métropole locale organisant naturellement l'espace de l'agglomération ; il n'y a qu'à voir les communes avoisinantes qui se sont longtemps imaginées comme des républiques à elles seules, imaginant pouvoir se développer sans Toulon, voire sans les autres collectivités territoriales. C'est peut être jouable, à condition de posséder des atouts immenses , mis en valeur par un volontarisme politique...

Gilles

en 1962, 1478 habitants
en 1962   1968    1975    1982    1990    1999    2005   
    1 478  1 659   1 688   2 055   2 704   3 441  3 664 habitants

                                en  1999    2005
Nombre d'habitants         3 440    3 664   

Pourcentage d'hommes    49.6%    49.2%    -0.4%
Pourcentage de femmes    50.4%    50.8%    +0.4%
Population masculine agée de 0 à 19 ans    30.2%    28.7%    -1.5%   
Population masculine agée de 20 à 39 ans    23.4%    20.7%    -2.7%
Population masculine agée de 40 à 59 ans    31.3%    33.7%    +2.4%
Population masculine agée de plus de 59 ans    15.1%    16.9%    +1.8%
Population féminine agée de 0 à 19 ans    24.9%    25.1%    +0.2%   
Population féminine agée de 20 à 39 ans    26.2%    21.6%    -4.6%
Population féminine agée de 40 à 59 ans    32.0%    35.4%    +3.4%
Population féminine agée de plus de 59 ans    16.8%    17.9%    +1.1%

Actifs    1 552    1 720    +168 entre 1999 et 2005
Actifs occupés    40.0%    42.6%    +2.6%
Chômeurs    5.1%    4.3%    -0.8%
Inactifs    1 888    1 944    +56
Retraités et pré-retraités    14.4%    16.7%    +2.3%
Elèves, étudiants et stagiaires    8.8%    8.5%    -0.3%
Autres inactifs    31.7%    27.8%    -3.9%
Population active (15-64ans)    1 547    1 711    +164
Population active occupée (15-64ans)    1 371    1 553    +182
Chômeurs (15-64ans)    176    158    -18
Taux d'activité (15-64ans)    66.2%    68.4%    +2.2%
Taux de chômage (15-64ans)    11.4%    9.2%    -2.2%

Nombre de logements    1 379    1 484    +105
Nombre de logements vacants    74    70    -4
Résidences principales    1 229    1 346    +117
Résidences secondaires    76    68    -8
Résidences principales en %    89.1%    90.7%    +1.6%
Résidences principales - 1 pièce    1.9%    1.8%    -0.1%
Résidences principales - 2 pièces    7.4%    5.7%    -1.7%
Résidences principales - 3 pièces    20.3%    14.5%    -5.8%
Résidences principales - 4 pièces ou plus    70.4%    78.0%    +7.6%
Nombre moyen de pièces par résidences principales    4.1    4.1   
Maisons    77.8%    86.8%    +9.0%
Nombre moyen de pièces par maison    4.4    4.7   
Appartements    21.0%    12.6%    -8.4%
Nombre moyen de pièces par appartement    3.4    3.1   
Propriétaires    75.2%    78.0%    +2.8%
Locataires    19.9%    18.2%    -1.7%
Emménagement de moins de 5 ans    25.2%
Emménagement de 5 ans à 9 ans    23.1%
Emménagement de 10 ans ou plus    51.7%
Ancienneté moyenne d'emménagement    14 ans

1° février 2010
8R0015793.jpgpour une gestion municipale au ras des pâquerettes

Ange Musso, maire du Revest, s'est plié à l'exercice de l'interview de début d'année. Il évoque les aménagements programmés, les finances communales, la perspective des élections régionales et livre une petite révolution au village : l'installation de dix caméras de vidéosurveillance, dès cette année.
Quels seront les principaux aménagements en 2010 ?
Le permis de construire pour la maison des associations sera déposé début février. Les travaux doivent débuter en octobre, livraison au premier semestre 2011. Elle sera ouverte aux écoliers durant le temps scolaire, servira pour le périscolaire et pour le centre de loisirs. Le reste du temps, les clubs pourront y pratiquer le judo, karaté, le yoga... On va reconstruire une cantine à la maternelle de Dardennes, tout en conservant le préfabriqué actuel au cas où les travaux ne seraient pas finis en septembre.
Vous semblez avoir franchi le pas pour l'installation de caméras de surveillance...
J'ai longtemps hésité au regard de la liberté individuelle. Mais des élus me sollicitent depuis des années. J'ai été rassuré par la technologie : personne ne sera rivé derrière un écran. Les images ne seront consultables que par moi ou un officier de police judiciaire. Les enregistrements sont effacés automatiquement après 30 jours. Nous veillerons à ne pas filmer la sortie de l'école et la caméra qui surveille le Circuit rustique d'activités physiques aménagées (Crapa) sera inopérante durant le temps scolaire.
Quels sont les actes de délinquance qui vous ont décidé ?
Des voitures sont ouvertes gratuitement sur le parking Jean-Moulin. Des vitres brisées pour un butin minime. Ce sont des petits soucis qui vous gâchent la vie et deviennent difficilement supportables au fil du temps. J'espère que les dix caméras ne serviront pas. Quand vous êtes maire d'un village, si vous ne faites rien, on vous le reproche très vite. L'installation des caméras a un coût de 30 000 E, ouvert aux subventions d'État. Les frais de maintenance sont de 2000 E par an. La mise en service est prévue cet été. On réfléchit à une extension du réseau au hameau de Dardennes, mais ça nécessite de disposer d'un local.
Les autres projets ?
Nous remplaçons le véhicule du Comité communal des feux de forêt, vieux de 30 ans. Ces bénévoles font un travail formidable, ils auront un 4x4 avec autopompe et citerne cet été. On débute l'embellissement des entrées du village et du hameau de Dardennes. L'objectif est de décrocher une 2e fleur, voire une 3e en fin de mandat (2014). On travaille avec le conseil général pour créer un rond-point à Malvallon, sécuriser l'accès de l'école.
À l'avenir, on voudrait reconstruire un moulin municipal pour avoir une huile du Revest. Le projet de réfection du centre du village est arrêté par l'enfouissement de la ligne haute tension. L'objectif sera de briser la vitesse et de créer une zone piétonne devant la boulangerie et le bar du Vieux-Château.
Aucun nouvel emprunt ne sera souscrit en 2010. La dette sera de 145 e par habitant à la fin de l'année, j'espère qu'elle sera résorbée en 2014.
Quel est le projet de maison de retraite dont les travaux doivent débuter fin 2010 ?
C'est le fruit d'une réflexion de quatre ans. Nous avons opté pour une réalisation privée parce que la gestion d'une maison de retraite publique est très compliquée pour une petite commune. Il y aura 77 lits dont 14 dans une unité Alzheimer. La mixité étant importante, à tous les âges, 25 lits seront « sociaux conventionnés » car le département a le pouvoir de modérer les prix.
Le ramassage des ordures par un délégataire privé est-il une réussite ?
L'année d'essai s'est si bien passée qu'on a signé le marché avec Veolia sur cinq ans. Nous avions des difficultés à remplacer le personnel, ou alors c'était un autre service à la population qui en pâtissait (Le Revest compte cinquante employés communaux, Ndlr). Il n'était pas possible de recruter davantage pour le ramassage des ordures.
Le Revest doit-il se doter d'un gymnase ?
On n'en a pas les moyens : un gymnase représente trois points d'impôts en plus. Les Revestois, comme les enfants du centre de loisirs, ont accès aux équipements sportifs de Toulon. Ils profiteront aussi du complexe aquatique prévu à Toulon ou La Valette pour le nord-ouest de l'agglo.
Regardez les Comoni : la salle est au Revest, c'est fabuleux. Mais c'est ingérable sans TPM : 350 000 e de fonctionnement et 250 000 e de subvention au Pôle jeune public Massalia pour accueillir 35000 spectateurs par an.
Quel candidat soutenez-vous pour les élections régionales ?
Je soutiens Hubert Falco parce qu'on travaille très bien à TPM. Même si je suis non encarté - après être passé par l'UDF - j'assume mes idées libérales et conservatrices. J'ai été élu sans étiquette et ma liste comprend des gens de gauche et de droite.
En défendant ses arguments, seule l'opposition rend le débat enrichissant.
Où en est la ferme solaire ?
« Après deux réunions avec la Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL), nous approfondissons les études par rapport aux aires de chasse de l'aigle de Bonelli. Suez a eu la concession pour deux centrales de 12 mégawatts chacune, pouvant approvisionner 6 000 foyers. Le site de 30 ha d'emprise dont 15 à 20 ha couverts (panneaux photovoltaïques), est situé à côté de la carrière, sous les lignes à haute tension auxquelles se relier à moindre coût. Les panneaux solaires seront visibles du Faron et du mont Caume, mais pas du village. Soit on débute les travaux à la fin 2010, soit on abandonne le projet. L'enquête publique est prévue dans le courant de l'année. »
Propos Recueillis Par Sylvain Mouhot - smouhot@varmatin.com


Albert Camus aujourd'hui

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Je transforme en article, cette page consacrée à Albert Camus, lors d'un café-philo datant du 7 octobre 2008 soit 5 ans et 1 mois avant le centième anniversaire de sa naissance le 7 novembre 1913. JCG

 
Albert Camus : l’engagement est-il absurde ?

 

Le 1° café-philo  aux Chantiers de le Lune à La Seyne-sur-mer s’est déroulé, mardi 7 octobre 2008,  avec beaucoup de simplicité. Le dispositif permettait l’échange et la circulation de la parole. Le public, varié dans sa composition et ses âges, permettait à chacun de se poser ses questions, d’apporter sa pierre à la réflexion.
On commença par se demander si la question posée était pertinente. Tout le monde répondit oui sauf l’intervenant qui fit remarquer que la question si on la réfère à la pensée de Camus est absurde au sens logique c’est-à-dire est contradictoire avec la pensée de Camus, que par contre si on la pose depuis aujourd’hui, elle est actuelle. Ce qui signifie qu’une philosophie doit être une philosophie pour son temps. On peut être aujourd'hui thomiste comme Benoît XVI mais on n'est pas de ce temps.
La pensée de Camus correspondait à un temps où l’engagement sous de multiples formes, dans des organisations de toutes sortes, semblait une évidence pour des millions de gens. La pensée de Camus répondait aux attentes et questions de son temps. Le sentiment de l’absurdité du monde, l’absence de réponse du monde à la demande de sens de l’homme, la difficile réponse à la question : la vie vaut-elle d’être vécue, tout  cela suscitait, réclamait  une explication, une réponse. À l’absurdité du monde et de la vie, s’achevant par la mort, l’homme camusien  répond, non par le suicide mais par la révolte, expression de sa liberté. Il fait choix de construire le sens de sa vie en se révoltant contre l’absurde et tel Sisyphe, remet sans cesse, dans un effort permanent, la question du sens de la vie en jeu.
Comparaison fut donc faite entre le temps et l’homme du temps de Camus, 2° guerre  et après-guerre, et notre temps et l’homme d’aujourd’hui, individualiste, poursuivant à coups de recettes simplistes, un bonheur souvent futile.
L’effondrement des idéologies s’est accompagné de l’effondrement de l’engagement sous toutes ses formes : politique, syndical, associatif, personnel, familial, religieux…D’autres formes existent, ponctuelles, volatiles. À la fidélité d’hier, s’est substituée la versatilité d’aujourd’hui, en lien avec les terribles déceptions vécues par nombre de militants sincères, découvrant qu’ils avaient été trompés, manipulés, utilisés… Les uns ne font plus de choix, se repliant sur eux-mêmes, les autres ont du mal à en faire avec la perte des repères, la méfiance vis à vis de ce qui peut paraître comme soumission si on y adhère. D’autres choisissent au gré des circonstances sans nécessairement avoir une boussole  c’est-à-dire leur jugement.
Trois textes de Camus furent utilisés après lecture par des participants, un sur l’épuration au moment de sa polémique avec Mauriac,  son éditorial de Combat après Hiroshima  et sa position, incomprise, rejetée sur l’Algérie. Cela permit de voir que l’histoire, sa lecture, son interprétation, est difficile et que ce qu’on appelle les leçons de l’histoire, ça se résume à être prudent devant la complexité des faits, la méconnaissance des faits…
Commencé à 19 H 15, cela dura jusqu’à 22 H 30.
Une table de livres de Camus, bien achalandée, permit aux participants peu familiers de Camus et aux autres de partir « équipés ».
Prochain café-philo :  mercredi 12 novembre à 19 H sur Marcel Conche, l’homme ?  la Nature ? « Dieu » ?
 
Quelques compléments:

 

Café-philo du 7 octobre 2008

De Bab-el-Oued au prix Nobel.
Rien ne prédisposait Camus à obtenir le prix Nobel de littérature. Né en 1913, dans une famille pauvre, il perd son père en 1916, tué à la bataille de la Marne. Elevé par sa mère qui fait des ménages et ne sait pas lire, il est remarqué par son instituteur qui le présente à l'examen des bourses du secondaire. Bachelier, mais aussi footballeur et membre d'une troupe théâtrale, Camus, atteint de tuberculose, ne peut se présenter à l'agrégation de philosophie.
Qu'importe ! Camus se lance dans l'aventure journalistique avec Pascal Pia. C'est Alger républicain où Camus se fait remarquer par des enquêtes qui dénotent sa volonté de justice et son souci de ne pas renier ses origines. Parallèlement, Camus commence à écrire et à publier L'Envers et l'endroit en 1937, Noces en 1939, L'Étranger et Le Mythe de Sisyphe en 1942. Commence alors l'aventure de la résistance dans le réseau de résistance " Combat. " Il fait partie de la rédaction de Combat clandestin. A la Libération de Paris en 1944, première diffusion libre du journal Combat dont Camus est rédacteur en chef... et qu'il quittera en 1947 quand ce journal perdra sa liberté de parole. Il publie La Peste en 1947 et L'Homme révolté en 1950.
L'actualité algérienne ne le laisse pas indifférent et comme il avait tenté d'alerter l'opinion métropolitaine lors du soulèvement de Sétif en 1945, il le fait au début de la guerre d'Algérie sans résultat, le processus étant trop avancé. En 1957, l'Académie suédoise lui décerne le prix Nobel.
Ont eu encore le temps de paraître La Chute en 1956, Réllexions sur la guillotine en 1957 avant que Camus ne trouve la mort dans un accident de voiture le 4 janvier 1960.
Quarante-sept ans d'une vie bien remplie !

À ceux qui cherchent un sens à la vie, Camus répond qu’on ne sort pas du ciel qui nous contient. À ceux qui se désolent de l’absurde, Camus raconte que le monde est beau et que l’amour, en définitive, transcende les clivages. Aux idéologues, Camus démontre qu’il faut aimer les hommes avant les idées. Aux partisans de la haine, il décrit la gratitude. Aux amateurs de consensus, il redit la nécessité de la séparation. Aux révolutionnaires qui s’endorment sur l’oreiller des contestations incontestables, Camus enseigne que l’exigence véritable est le contraire de la radicalité. À l’inverse de ceux dont le goût de l’absolu s’épanouit dans l’inefficacité pratique, les héros de Camus ne baissent jamais les bras dans un combat qu’ils savent perdu d’avance. Car enfin, c’est dans la révolte elle-même que Camus cherche la mesure, c’est par elle qu’il veut empêcher que « le monde ne se défasse », et c’est au nom du courage qu’il se méfie des enragés…

Le mythe de Sisyphe est l’œuvre surprenante d’un jeune vieillard qui va sur ses trente ans, et qui boucle, avec cet essai magistral, le projet, à tous égards insensé, de rédiger, coup sur coup, trois versions de l’absurde : une pièce de théâtre, Caligula, un essai, Le mythe de Sisyphe, un chef d’œuvre, enfin, intitulé L'étranger.
Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait… elles écriraient à quatre mains Le mythe de Sisyphe. Délivrant une sagesse d’ancêtre dans la langue des jeunes gens, le génie de Camus fait mentir les dictons et donne à des lecteurs à peine sortis de l’enfance les moyens de survivre à la certitude de mourir.


Le suicide [1]

"Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l'esprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux ; il faut d'abord répondre. Et s'il est vrai, comme le veut Nietzsche, qu'un philosophe, pour être estimable, doive prêcher d'exemple, on saisit l'importance de cette réponse puisqu'elle va précéder le geste définitif. Ce sont là des évidences sensibles au cœur, mais qu'il faut approfondir pour les rendre claires à l'esprit.

Si je me demande à quoi juger que telle question est plus pressante que telle autre, je réponds que c’est aux actions qu’elle engage. Je n’ai jamais vu personne mourir pour l’argument ontologique. Galilée, qui tenait une vérité scientifique d’importance, l’abjura le plus aisément du monde dès qu’elle mit sa vie en péril. Dans un certain sens, il fit bien. Cette vérité ne valait pas le bûcher. Qui de la Terre ou du Soleil tourne autour de l’autre, cela est profondément indifférent. Pour tout dire, c’est une question futile. En revanche, je vois que beaucoup de gens meurent parce qu’ils estiment que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. J’en vois d’autres qui se font paradoxalement tuer pour les idées ou les illusions qui leur donnent une raison de vivre (ce qu’on appelle une raison de vivre est en même temps une excellente raison de mourir). Je juge donc que le sens de la vie est la plus pressante des questions."

L’absurde [2]

"Il arrive que les décors s'écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi » s'élève et tout commence dans cette lassitude teintée d'étonnement. « Commence », ceci est important. La lassitude est à la fin des actes d'une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le mouvement de la conscience. Elle l'éveille et elle provoque la suite. La suite, c'est le retour inconscient dans la chaîne, ou c'est l'éveil définitif. Au bout de l'éveil vient, avec le temps, la conséquence : suicide ou rétablissement. En soi, la lassitude a quelque chose d'écœurant. Ici je dois conclure qu'elle est bonne. Car tout commence par la conscience et rien ne vaut que par elle. Ces remarques n'ont rien d'original. Mais elles sont évidentes : cela suffit pour un temps, à l'occasion d'une reconnaissance sommaire dans les origines de l'absurde. Le simple « souci » est à l'origine de tout.

 De même et pour tous les jours d'une vie sans éclat, le temps nous porte. Mais un moment vient toujours où il faut le porter. Nous vivons sur l'avenir : « demain », « plus tard », « quand tu auras une situation », « avec l'âge tu comprendras ». Ces inconséquences sont admirables, car enfin il s'agit de mourir. Un jour vient pourtant et l'homme constate ou dit qu'il a trente ans. Il affirme ainsi sa jeunesse. Mais du même coup, il se situe par rapport au temps. Il y prend sa place. Il reconnaît qu'il est à un certain moment d'une courbe qu'il confesse devoir parcourir. Il appartient au temps et, à cette horreur qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi. Demain, il souhaitait demain, quand tout lui-même aurait dû s'y refuser. Cette révolte de la chair, c'est l'absurde.

Un degré plus bas et voici l'étrangeté : s'apercevoir que le monde est « épais », entrevoir à quel point une pierre est étrangère, nous est irréductible, avec quelle intensité la nature, un paysage peut nous nier. Au fond de toute beauté gît quelque chose d'inhumain et ces collines, la douceur du ciel, ces dessins d'arbres, voici qu'à la minute même, ils perdent le sens illusoire dont nous les revêtions, désormais plus lointains qu'un paradis perdu. L'hostilité primitive du monde, à travers les millénaires, remonte vers nous. Pour une seconde, nous ne le comprenons plus puisque pendant des siècles nous n'avons compris en lui que les figures et les dessins que préalablement nous y mettions, puisque désormais les forces nous manquent pour user de cet artifice. Le monde nous échappe puisqu'il redevient lui-même. Ces décors masqués par l'habitude redeviennent ce qu'ils sont. Ils s'éloignent de nous. De même qu'il est des jours où, sous le visage familier d'une femme, on retrouve comme une étrangère celle qu'on avait aimée il y a des mois ou des années, peut-être allons-nous désirer même ce qui nous rend soudain si seuls. Mais le temps n'est pas encore venu. Une seule chose : cette épaisseur et cette étrangeté du monde, c'est l'absurde."

La révolte [3]

"Voici le premier progrès que l'esprit de révolte fait faire à une réflexion d'abord pénétrée de l'absurdité et de l'apparente stérilité du monde. Dans l'expérience absurde, la souffrance est individuelle. À partir d'un mouvement de révolte, elle a conscience d'être collective, elle est l'aventure de tous. Le premier progrès d'un esprit saisi d'étrangeté est donc de reconnaître qu'il partage cette étrangeté avec tous les hommes et que la réalité humaine, dans sa totalité, souffre de cette distance par rapport à soi et au monde. Le mal qui éprouvait un seul homme devient peste collective. Dans l'épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle que le cogito dans l'ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l'individu de sa solitude. Elle est un lieu commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes."



"Puisque Dieu n’existe pas, l’absurdité de la vie se surmonte par la solidarité humaine."

"Il faut opposer la révolte de la vie contre l’absurdité que lui impose la mort."

"Le sentiment d’absurdité de la vie, l’impuissance de l’intelligence humaine devant les événements tragiques du monde et le caractère inéluctable de la mort, engendrent un nihilisme qu’il faut surmonter. Dans un monde sans Dieu et dépourvu de sens, l’être humain est destiné à prendre la souffrance de l’humanité sur soi. Puisque hors de l’homme et du monde il ne peut rien y avoir d’absurde, il subsiste donc une valeur que l’absurde ne peut nier sans se renier soi même : la vie. C’est au nom de sa propre identité que l’homme s’oppose à l’absurde. Même s’il sait que ses exigences d’unité et de sens ne peuvent être satisfaites, l’humain doit les maintenir inconditionnellement. Chacun réalise qu’il n’est pas seul avec son destin. S’identifiant aux autres hommes souffrants il leur devient solidaire dans la révolte contre l’absurdité de la vie."

« Alors quand la révolution, au nom de la puissance de l'Histoire devient une mécanique meurtrière et démesurée, une nouvelle révolte devient sacrée au nom de la mesure et de la Vie ».
 

De l'absurde à la révolte

Le thème de l'absurde est au centre de trois œuvres de Camus : L'Étranger, Caligula et enfin Le Mythe de Sisyphe, essai dont l'ambition est de nous faire réfléchir sur notre condition d'homme.

Cette réflexion, devant la découverte de toute raison profonde de vivre, débouche sur le sentiment de l'absurde. Camus pose alors la question du suicide. Mais c'est pour l'écarter, car le suicide n'est pas seulement la constatation de l'absurde, mais son acceptation. Il écarte également la foi religieuse, les métaphysiques de consolation et nous propose la révolte, seule capable de donner à l'humanité sa véritable dimension, car elle ne fait dépendre notre condition que d'une lutte sans cesse renouvelée. L'absurde n'est pas supprimé, mais perpétuellement repoussé : " La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir le coeur d'un homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux ".
"L'Homme révolté ", il s'agit là de l'ouvrage majeur de Camus et ce n'est pas un hasard s'il a provoqué tant de remous lors de sa publication.
Après avoir analysé La révolte métaphysique, révolte absolue, à travers Sade, Nietzsche, Stirner, les surréalistes, Camus en vient à la suite logique, la révolte historique. De Marx au stalinisme, il met à jours les mécanismes qui transforment la révolution en césarisme. Il met en cause le dogmatisme et le caractère prophétique de la pensée de Marx aggravée par la pensée léniniste qui instaure l'efficacité comme valeur suprême. Tout est prêt pour que la dictature provisoire se prolonge.
C'est la terreur rationnelle. La révolution a tué la révolte.
N'y a-t-il pas d'issue pour Camus ? Camus répond sous le titre La pensée de midi :
- " Les pensées révoltées, celle de la Commune ou du syndicalisme révolutionnaire, n'ont cessé de nier le nihilisme bourgeois comme le socialisme césarien."
- " Gouvernement et révolution sont incompatibles en sens direct, car tout gouvernement trouve sa plénitude dans le fait d'exister, accaparant les principes plutôt que de les détruire, tuant les hommes pour assurer la continuité du Césarisme. "
- " Le jour précisément, où la révolution césarienne a triomphé de l'esprit syndicaliste et libertaire, la pensée révolutionnaire a perdu, en elle-même, un contre poids dont elle ne peut sans déchoir, se priver. "


« J’aime mieux les hommes engagés que les littératures engagées, disait Camus. Du courage dans sa vie et du talent dans ses œuvres, ce n’est déjà pas si mal ».

Mais comment s’engager sans être le militant d’une seule cause ? sans flatter le goût de l’absolu qui règne en despote sur les consciences et les conduites, au nom du bonheur, jusqu’à la rancune totalitaire ? Comment se fait-il que les idéaux soient pervertis ? Comment se fait-il que la révolution de 1917 engendre Staline ? que la révolution de 1789 se transforme en terreur ? Comment préserver la révolte de la tentation tyrannique ? Comment éviter que Prométhée ne devienne Jules César ? Que faire quand on refuse de connaître les fins de l’histoire ? Il est tellement facile, confortable, bourgeois de rêver le meilleur des mondes, et il est si difficile, à l’inverse, « de refuser, comme Camus, tout ce qui, de près ou de loin, fait mourir ou justifie qu’on fasse mourir »…

 
La polémique Mauriac/Camus

La polémique Mauriac/Camus va naître au sortir de la libération, de septembre 1944 à janvier 1945. Camus a 31 ans, est le rédacteur en chef du journal Combat, issu de la clandestinité. Mauriac en a 59, écrit dans Le Figaro et a publié clandestinement aux Editions de Minuit pendant l'occupation.
Les vues du jeune athée républicain rejoignent pourtant au début celles de son aîné catholique : l'épuration est nécessaire et nécessite des juges impartiaux et des procès à fondement juridique solide.
Cependant, rapidement, Mauriac dénonce dans Le Figaro les excès de cette épuration : il faut rompre avec les méthodes des nazis dans les procès des collaborateurs, sous peine de contaminer la France à peine libérée. L'épuration doit avoir lieu, mais à des fins de réconciliation et non de vengeance. Camus répond dans Combat : la Résistance a conquis le droit de parler au nom de la Nation. Bien qu'adversaire de la peine de mort, il est partisan d'une répression rapide et limitée dans le temps. Il ne s'agit pas de vengeance, mais de rendre justice aux martyrs de la Résistance et d'en profiter, dans une optique révolutionnaire, pour rompre avec l'ordre capitaliste et les lois de Vichy.
Mauriac souligne l'inéquité et la partialité des tribunaux constitués de jurés patriotes et partie prenante ou victimes dans le conflit récent ; il fait prévaloir la charité et le pardon contre la justice. Camus assume cette épuration imparfaite et place après la justice le pardon, qu'il situe dans le coeurs des survivants.
Mais dès janvier 1945, Camus constate l'échec de l'épuration telle qu'il la souhaitait : les procès sont sélectifs, frappent durement les intellectuels et les verdicts sont incohérents. De plus, les chefs historiques de la Résistance sont écartés au profit des caciques de la IIIème République. Communistes et Gaullistes confisquent cette épuration à des fins de suprématie politique.
Camus infléchit donc sa position : la justice doit avoir une finalité de réconciliation, sans exacerbation des conflits. C'est ainsi qu'il va s'ajouter au nombre des signataires de la demande de grâce de Brasillach, qui fait figure de bouc émissaire alors que tant d'autres collaborateurs -notamment magistrats et hauts fonctionnaires- seront épargnés.

En 1947, devant les Dominicains de la Tour Maubourg, Camus reconnaîtra que Mauriac, dans cette polémique, avait raison.

"J'ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s'exerce aveuglément dans les rues d'Alger par exemple, et qui peut un jour frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice."
Albert Camus
   

Il est édifiant de remarquer que de tous les quotidiens, Combat est le seul à avoir parlé d'Hiroshima le 8 Août 1945 : "Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie."
De plus, il se fixe pour but d'assainir la presse sur laquelle il aime polémiquer en fustigeant la "futilité des informateurs". Il préconise une charte de la presse, dont voici un extrait : "Informer bien au lieu d'informer vite, préciser le sens de chaque nouvelle par un commentaire approprié, instaurer un journalisme critique et en toutes choses, ne pas admettre que la politique l'emporte sur la morale ni que celle-ci tombe dans le moralisme."
 
 
Editorial de Combat, 8 août 1945.

  
     Le monde est ce qu'il est, c'est-à-dire peu de chose. C'est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d'information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique. On nous apprend, en effet, au milieu d'une foule de commentaires enthousiastes que n'importe quelle ville d'importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d'un ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l'avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l'utilisation intelligente des conquêtes scientifiques.

      En attendant, il est permis de penser qu'il y a quelque indécence à célébrer ainsi une découverte, qui se met d'abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l'homme ait fait preuve depuis des siècles. Que dans un monde livré à tous les déchirements de la violence, incapable d'aucun contrôle, indifférent à la justice et au simple bonheur des hommes, la science se consacre au meurtre organisé, personne sans doute, à moins d'idéalisme impénitent, ne songera à s'en étonner.

      Les découvertes doivent être enregistrées, commentées selon ce qu'elles sont, annoncées au monde pour que l'homme ait une juste idée de son destin. Mais entourer ces terribles révélations d'une littérature pittoresque ou humoristique, c'est ce qui n'est pas supportable.

      Déjà, on ne respirait pas facilement dans un monde torturé. Voici qu'une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d'être définitive. On offre sans doute à l'humanité sa dernière chance. Et ce peut-être après tout le prétexte d'une édition spéciale. Mais ce devrait être plus sûrement le sujet de quelques réflexions et de beaucoup de silence.

      Au reste, il est d'autres raisons d'accueillir avec réserve le roman d'anticipation que les journaux nous proposent. Quand on voit le rédacteur diplomatique de l'Agence Reuter* annoncer que cette invention rend caducs les traités ou périmées les décisions mêmes de Potsdam*, remarquer qu'il est indifférent que les Russes soient à Koenigsberg ou la Turquie aux Dardanelles, on ne peut se défendre de supposer à ce beau concert des intentions assez étrangères au désintéressement scientifique.

      Qu'on nous entende bien. Si les Japonais capitulent après la destruction d'Hiroshima et par l'effet de l'intimidation, nous nous en réjouirons. Mais nous nous refusons à tirer d'une aussi grave nouvelle autre chose que la décision de plaider plus énergiquement encore en faveur d'une véritable société internationale, où les grandes puissances n'auront pas de droits supérieurs aux petites et aux moyennes nations, où la guerre, fléau devenu définitif par le seul effet de l'intelligence humaine, ne dépendra plus des appétits ou des doctrines de tel ou tel État.

      Devant les perspectives terrifiantes qui s'ouvrent à l'humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d'être mené. Ce n'est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l'ordre de choisir définitivement entre l'enfer et la raison.


 
Camus et la guerre d'Algérie

La position d'Albert Camus sur le devenir de l'Algérie est attendue à double titre : d'abord en tant qu'intellectuel, ensuite en tant que Français d'Algérie. Mais dans un climat de passions exacerbées, il sera peu écouté et très souvent mal compris. Aussi arrêtera-t-il dès 1958 de s'exprimer publiquement, laissant son point de vue dans Algérie 1958 (Actuelles III).
Pour Albert Camus, la revendication arabe est équivoque. Autant sont légitimes la dénonciation du colonialisme, de l'attitude méprisante des Français, d'une répartition agraire injuste et d'une assimilation toujours proposée mais jamais réalisée, autant est illégitime le concept de nation algérienne : l'Algérie est issue d'immigrations successives (Juifs, Turcs, Grecs, Italiens, Berbères, Arabes puis Français), et les Arabes sont poussés par l'impérialisme mené par l'Egypte et soutenu par l'URSS, pas par le sentiment d'appartenance à une nation algérienne.
La troisième voie qu'il préconise consiste à intégrer davantage les Français Musulmans dans la République :
# Par la création d'un parlement à deux sections : la première, de 500 membres, composée de 485 élus métropolitains et de 15 élus d'outre-mer gérant seule ce qui n'intéresse que la métropole (le droit civil par exemple), la seconde, de 100 membres composée d'élus musulmans de statut coranique, gérant seule les questions intéressant les Musulmans; le parlement dans sa totalité gérant les questions communes (fiscalité, budget, défense...)
# Par l'extension de ce parlement aux autres pays du Maghreb et de l'Afrique Noire, en créant une structure fédérale française (un Sénat fédéral, des Assemblées régionales) compatible avec les institutions européennes à venir, ce qui renforce la pérennité de cette solution.

Cette voie doit surmonter deux obstacles majeurs : le cessez-le-feu préalable, difficile à obtenir d'un FLN intransigeant, et la volonté nécessaire à la métropole pour réformer la constitution.
Elle ne sera jamais retenue : le FLN, loin d'arréter les combats, renforcera les attentats, et la métropole, avec De Gaulle au pouvoir, changera sa constitution mais pas dans le sens de l'intégration des Français Musulmans (au nom d'une certaine idée de la France ?). Aussi la France s'engagera-t-elle dans la voie redoutée par Camus dès Janvier 1958 :
"Un grand nombre de Français, plutôt que de renoncer à leur niveau de vie, préfèreront abandonner les Algériens à leur destin [...] et se désolidariser de leurs compatriotes d'Algérie [...] La France se trouvera forcée de lacher également les Arabes et les Français d'Algérie; nous sommes devant cet enjeu. Si ce dernier malheur arrivait, les conséquences seraient nécessairement graves et les Algériens ne seraient pas certainement seuls à entrer en sécession. C'est le dernier avertissement qu'il faille honnêtement formuler."
 

 Libertaire  j'écris ton nom

Fille de l'écrivain, Catherine Camus défend comme « essentiel » ce nouveau recueil de textes de son père, Ecrits libertaires. Diable ! Alors qu'on croyait connaître par cœur Camus, voilà qu'il y aurait encore des zones à explorer dans son œuvre ? Les éditions Indigène viennent de réunir ses « écrits libertaires », reprenant ainsi un volume plus que confidentiel publié en 2008 par les éditions marseillaises Egrégores.

Jamais avant cette initiative n'avaient été réunis de façon thématique ces textes écrits pour des revues comme le Monde libertaire, la Révolution prolétarienne, Solidaridad Obrera, Die freie Gesellschaft, et éparpillés ensuite dans diverses éditions ou rangés en Pléiade dans des appareils de notes ou de documents qui ne rendaient pas compte de ce qu'ils avaient pu représenter pour Camus.

Relus ainsi à la suite les uns des autres, ils jettent aujourd'hui une lumière différente sur la pensée et l'œuvre du philosophe, à la suite du livre de Michel Onfray l'Ordre libertaire, paru début 2012.

Ces textes ont été dénichés et réunis par un chercheur allemand dont le nom de plume est Lou Marin. Il s'y mêle des articles d'auteurs anarchistes écrits sur Camus, qu'une introduction longue et passionnante permet de remettre en perspective. Ils montrent un homme très préoccupé par la question de la violence, et très hostile à elle tout en étant sensible au nécessaire désir de liberté des peuples. Comment concilier ces inconciliables ?

Camus ne contourne pas la difficulté, mais s'agrippe au principe de l'illégitimité de la violence. Il refuse aussi bien le terrorisme que la peine capitale, et n'accepte pas la mort du tyran comme une porte ouverte vers la liberté. Partisan de Gandhi, et ce dès 1958, il soutenait aussi les objecteurs de conscience. On peut suivre au fil des pages la façon dont cette attitude, née à l'époque de la guerre froide, l'a amené à mettre sur le même pied la violence du capitalisme et celle des révolutionnaires rouges.

Camus avait écrit, dans Actuelles II : «Bakounine est vivant en moi.» Cette ligne libertaire court le long de nombreux engagements, que l'écrivain dénonce la situation misérable de la Kabylie, déplore Hiroshima, s'indigne de la répression à Sétif et à Guelma ou s'oppose au FLN sur la nécessité d'un cessez-le-feu.

Ces engagements, qui l'ont souvent isolé, ont été sous-tendus par des rencontres fréquentes avec des militants anarchistes (Carlo Caffi, Dwight Macdonald...). Il sera difficile désormais d'écrire sur la pensée d'Albert Camus sans se référer aussi à ces écrits. Et encore plus dur de ne pas sourire en pensant que Nicolas Sarkozy voulait faire de ce penseur-là un « modèle » à faire entrer au Panthéon.

Ecrits libertaires, 1948-1960, d'Albert Camus, éd. Indigène, 342 p., 18 €.

HUBERT PROLONGEAU dans Marianne du 23 juin 2013

Il y a 100 ans, la boucherie industrielle de 14-18

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Au Chemin des Dames


Faut pas des grands mots
Des qui cliquettent
Au revers des discours
En métal mémoire mensonge
Maman
Dans la langue intraduisible
Entre les barbelés de ceux restés
Propres sous le verre des médaillons

Au Chemin de leurs Mânes
C’est des mots humbles
A ras de terre boue cris
Des mots en listes aussi
Interminables comme
Avant les grands départs
Diouf Bessé Faro
Dieng Diembelé Dabo
Kirisamba et Diakité
Guillaume l’Etoilé tous
Expulsés des boyaux de la guerre
En colonnes encore
Rangés en monuments

Chemin des Dames

Pas de mots assez nus pour
La patience des morts dans leur froid infini
Mais des bleuets
Comme on fleurit des tombes
Et ces longues faces aveugles
Taillées dans le bois calciné

11 novembre 2007
Albertine Benedetto

La chanson de Craonne


Quand au bout d'huit jours,
Le repos terminé
Nous allons reprend' les tranchées
Notre place est si utile
Que sans nous on prend la pile
Mais c'est bien fini, on en a assez,
Personne ne veut plus marcher,
Et le cœur bien gros, comm' dans un sanglot
On dit adieu aux civlots.
Même sans tambour, même sans trompette
On s'en va là-haut en baissant la tête !

refrain
Adieu la vie, adieu l'amour
Adieu toutes les femmes,
C'est bien fini, c'est pour toujours
De cette guerre infâme.
C'est à Craonne, sur le plateau,
Qu'on doit laisser not' peau,
Car nous sommes tous condamnés,
C'est nous les sacrifiés ...

Huit jours de tranchées, huit jours de souffrance,
Pourtant on a l'espérance,
Que ce soir viendra la r'lève
Que nous attendons sans trêve.
Soudain dans la nuit et dans le silence,
On voit quelqu'un qui s'avance :
C'est un officier de chasseurs à pied
Qui vient pour nous remplacer ...
Doucement, dans l'ombre, sous la pluie qui tombe,
Nos petits chasseurs viennent chercher leur tombe.
(au refrain)

C'est malheureux d'voir sur les grands boulevards
Tous ces gros qui font la foire.
Si pour eux la vie est rose
Pour nous c'est pas la même chose.
Au lieu d'se promener, tous ces embusqués
F'raient mieux d'monter aux tranchées
Pour défend' leurs biens, car nous n'avons rien,
Nous autres, les pauv' purotins.
Tous les camarades sont étendus là
Pour sauver les biens de ces messieurs-là.

refrain
Ceux qu'ont l'pognon, ceux-là r'viendront,
Car c'est pour eux qu'on crève.
Mais c'est fini, car les troufions
Vont tous se mettre en grève.
Ce s'ra vot' tour, messieurs les gros,
De monter su'l'plateau
Car si vous voulez faire la guerre
Payez-là de vot'peau !


Les mutins du Chemin des Dames
toujours pas pardonnés

Des descendants des Poilus fusillés de 1917 rendent hommage à leurs aïeux.
Par ÉDOUARD LAUNET
samedi 30 juin 2007

C’est un bus blanc qui sillonne la campagne autour de Soissons. Qui traverse de jolis villages au centre desquels les monuments aux morts clament : «Merci à nos enfants morts pour la France.» Qui, de champs de bataille en cimetières, ratisse une mémoire douloureuse avec à son bord une vingtaine de personnes. Tous des descendants des «fusillés de 1917».
En avril et mai 1917, après l’offensive du général Nivelle sur le Chemin des Dames, qui se solda par un massacre (110 000 morts et blessés), des Poilus ont posé les armes. Assez de boucherie. Certains d’entre eux furent alors fusillés pour l’exemple. Denis Rolland, président de la société historique de Soissons, en a recensé vingt-sept. Il a retrouvé les familles de neuf d’entre eux. Les a invitées à venir deux jours (ces vendredi et samedi) sur les lieux des mutineries et des exécutions. «Pas pour réhabiliter ces hommes, ça n’aurait pas de sens, mais pour les réintégrer dans la mémoire collective.»
Denis Rolland reprend là l’expression de Lionel Jospin qui fit scandale en 1998. Le Premier ministre était venu à Craonne honorer la mémoire des combattants du Chemin des Dames. «Certains de ces soldats, épuisés par des attaques condamnées à l’avance, plongés dans un désespoir sans fond, refusèrent d’être sacrifiés», avait dit Jospin, avant de souhaiter que les fusillés «réintègrent pleinement notre mémoire collective nationale». Tollé à droite. Le député RPR René Galy-Dejean donna le ton, déclarant que les propos de Lionel Jospin étaient «de nature à justifier dans l’avenir des actes de mutineries». On en était resté là.
Victimes. Neuf ans plus tard, pour célébrer les quatre-vingt-dix ans du Chemin des Dames, le conseil général de l’Aisne a lancé un appel à projets pour étoffer les cérémonies. Denis Rolland y a répondu avec ce projet de retour des familles. Adopté. «Nous sommes à la recherche d’un regard serein, apaisé, sur les mutineries, explique Yves Daudigny, président (PS) du conseil général. Il ne s’agit pas de repentance ni de réhabilitation. Nous serions plutôt en faveur d’une forme de pardon de la Nation à ces hommes qui furent des victimes de la guerre.» Vendredi, devant les familles, Yves Daudigny a souligné que, il y a quelques mois, les Britanniques, «qui ont eu aussi leurs fusillés de 14-18, leur ont accordé officiellement, par un vote du Parlement, le pardon ».
Marcel Lebouc, qui a participé à la mutinerie de Berzy-le-Sec, a été fusillé le 28 juin, à 24 ans. Son petit-fils Michel, 61 ans, est du voyage. «Mon père n’a jamais su où avait été enterré son père.» Lui-même l’ignorait jusqu’à ce que Denis Rolland prenne contact avec lui. Michel Lebouc est venu du Vaucluse découvrir les lieux où son grand-père s’est révolté. Il ressent «comme un honneur» d’être là.
Le caporal Pierre Lefevre, qui fut de la mutinerie de Mercin, a été fusillé le 16 juin, à 20 ans. Il repose dans le grand cimetière militaire d’Ambleny, sous une croix où est écrit : «Mort pour la France» (c’est une erreur lors du transfert de la dépouille à Ambleny : les fusillés n’avaient le droit qu’à la mention «Décédé» ). Quatre membres de sa famille sont présents. Son petit-neveu Noël Ley dit avoir «un nœud dans l’estomac» et déclare devant la tombe : «Je considère qu’il est innocent.»
Beaucoup des passagers du bus ont appris les circonstances de la mort de leurs aïeux par Denis Rolland, qui a consacré un livre au sujet (1). «La plupart n’étaient jamais venus ici», précise l’auteur. Joseph Bonniot, mutiné à Viel-Arcy, a été fusillé le 20 juin à 33 ans. Sa tombe a disparu. «C’était le cousin de mon grand-père», confie une dame venue d’Allemagne. «Dans notre famille, Joseph Bonniot était considéré comme une tache sur notre honneur». Personne ne s’était préoccupé de savoir ce qui s’était vraiment passé.
La terre du Chemin des Dames est gorgée d’histoire : elle rend cinq à dix dépouilles de Poilus par an, indique Jean-Luc Pamart. Le président de l’association Soissonnais 14-18 pense qu’il reste «250 000 soldats dans la terre du coin». Agriculteur, il sait qu’en creusant ne serait-ce que de 20 cm on tombe sur les tranchées, presque intactes. Le passé est là, tout près. «Je cultive sur des charniers.» dit-il.
Poteau. Vendredi, le clou fut la visite à Vingré, le «village des fusillés». Autre histoire : c’était le 4 décembre 1914. Six soldats tirés au sort étaient collés contre le poteau pour abandon de poste devant l’ennemi. Un gradé avait donné un ordre de repli, on ne l’a su qu’après. Les «six» ont été réhabilités en 1921, un monument a été érigé quatre ans plus tard. A Vingré, un certain Guy, habillé en Poilu, a lancé aux familles : «Soyez fiers de vos aïeux. Grâce à leur action contre la barbarie des généraux, ils ont sauvé les vies d’autres soldats.»

(1) La Grève des tranchées, Ed. Imago (2005).


Nos vingt ans

Gueux, qu'avions-nous jusqu'à ce jour ?
- De l'or, pas un sou !
Du sol, pas un pouce !
Notre âge nous livre l'amour,
Blond trésor et vigne aux vendanges douces !
Mais voici qu'on veut nous voler
Trois ans d'un bonheur éclos hier à peine.
Et voici qu'on veut affubler
Nos tendres vingt ans d'oripeaux de haine !

Refrain :

Les gros, les grands !... Si c'est à vous
Écus sonnants et bonne terre
Les gros, les grands !... Si c'est à vous
Vous les gardez pour vous !
Mais nos vingt ans, ils sont à nous
Et c'est notre seul bien sur terre.
Mais nos vingt ans, ils sont à nous
Nous les gardons pour nous !

Pourquoi des clairons, des tambours ?...
Le violon jase au fond des charmilles.
Les galons et les brandebourgs
Ça fait mieux autour du jupon des filles !
Notre cœur dans un cœur aimé,
Reposera mieux qu'au sein de l'histoire
Car nous nous flattons d'estimer
Une nuit d'amour plus qu'un jour de gloire.

Gaston Couté

Yves Gibeau :
« Comment se débarrasser
de la connerie militariste
? »

J'en connais qui larmoient sans cesse, blessés qu'ils sont dans leur petit chauvinisme culturel : « Ah ! Ce n 'est pas en France qu'on ferait du cinéma politique comme en Italie ! » Ah bon ? Parce que Godard fait du cinéma à l'eau de rose ? Parce que Truffaut, Resnais et Costa-Gavras, pour ne citer qu'eux, n'ont aucun courage ? Parce que Boisset n'existe pas, peut-être ? Désolé de vous contredire, chers chatouilleux, mais l'hypertrophie du cocorico a rebours doit rendre aveugle ! Car, si vous ne le savez pas, et pour s'en tenir à son seul cas, Yves Boisset existe bien. Je l'ai rencontré parfois. Je l'ai croisé récemment. Lors d'une projection de son dernier long métrage : « Allons z'enfants ».
Encore un film coup de poing. Boisset est décidément un homme qui se choisit des « sparring-partners » bien dangereux. Un cinéaste qui ose traiter tous les sujets tabous sur lesquels l'ordre moral de la Ve République aimerait couler une chape de silence. En 1972, il a porté à l'écran l'affaire Ben Barka dans « l'Attentat ». En 1973, la guerre d'Algérie dans « R.a.s. ». En 1975, le racisme ordinaire et quotidien dans « Dupont Lajoie ». En 1976, les relations entre la pègre et la police dans « le Shérif». Aujourd'hui, avec «Allons z'enfants », il cloue l'armée au pilori. Il donne à voir un cancer de plus dont souffre la France mais dont elle ne détient pas l'exclusivité : la bêtise militaire, la bêtise dangereuse et assassine.
Des mômes, crânes rasés, tournant dans une cour de caserne comme des fauves matés dans la cage d'un cirque. Deux cents mômes claquant des galoches dans la neige et rythmant leur pas mécanique au son du refrain le plus débile qui soit : « Le pinard c'est de la vinasse... ». Ce n'est qu'un début. D'autres « gaîtés » les attendent : les coups, les brimades, les interdits, le bourrage de crâne guerrier, les ordres stupides, l'apprentissage de la soumission systématique... Cela se passe en 1936, dans une école d'enfants de troupe ; mais, cela pourrait se passer en 1981... En 1936, Simon Chalumot, placé là par un père ancien combattant et borné, fera tout pour fuir cet univers de répression et d'oppression : évasion, suicide... Il ne s'en échappera définitivement que pour aller se faire tuer au front, en 1939, en essayant de sauver un soldat allemand blessé.

Le film de Boisset est tiré du livre d'Yves Gibeau, « Allons z'enfants », dont la parution, au début des années cinquante, fit grand bruit. Le roman se vendit à plus de trois cent mille exemplaires. Sa lecture valut aux appelés d'Algérie qui osèrent le faire circuler quelques séjours au « trou ». Etienne Lalou fut un temps écarté de la radio pour avoir osé en parler avec chaleur. Aujourd'hui encore, il est interdit de le lire dans les casernes françaises. Boisset, lui, l'a lu alors qu'il n'avait qu'une quinzaine d'années. Il a aussitôt rêvé d'en faire un film. II a mis plus de vingt-cinq ans à réaliser son rêve. Non sans difficultés : si Yves Boisset et Jean Carmet n'avaient pas investi leurs cachets dans la production, le film n'aurait pas vu le jour. Si Boisset n'avait pas rencontré un maire socialiste (celui de Chambéry, ancien objecteur de conscience) pour lui louer des bâtiments militaires achetés par la municipalité, l'armée française n'aurait sûrement pas prêté une caserne pour les besoins du tournage d'« Allons z'enfants »... Et tous ceux qui aiment à « casser du pacifiste », comme d'autres aimaient « casser du viet ou du felhouze », se seraient frottés les mains de plaisir.
Dans le livre et dans le film, le pacifiste, l'enfant qui n'aime pas la guerre et le dit à haute voix à la face des gradés, s'appelle Simon Chalumot. Dans la vie, il s'appelait Yves Gibeau. Comme son héros, il a vécu l'école des enfants de troupe et la guerre. Seule différence : dans le livre, Chalumot meurt ; dans la vie, Yves Gibeau en a réchappé et a pu témoigner. Gibeau n'est pas seulement l'auteur d'« Allons z'enfants » (Calmann-Lévy). Il a également écrit : « le Grand Monôme », « ...Et la fête continue », « les Gros Sous », « la Ligne droite » et « La guerre, c'est la guerre ». Puis, il s'est tu, à l'aube des années soixante. Il a l'intention de s'y remettre... pour écrire sur son enfance. On saura donc bientôt ce que fut la prime jeunesse, avant qu'il n'aille croupir aux enfants de troupe, d'Yves Gibeau. Pardon, de Simon Chalumot.

«L'UNITE» : Un peu partout autour de vous, ici, dispersés dans votre maison de Montmorency, on trouve des objets et des affiches qui rappellent la guerre. Dans un coin, vous avez même constitué un véritable petit musée de guerre : des grenades, des fusils, des casques, des douilles, des gamelles, des boutons de capote... Bizarre, tout de même, cette fascination chez un écrivain qui a consacré l'essentiel de son œuvre à dénoncer la guerre et son bras séculier : l'armée...
YVES GIBEAU : Ce n'est pas une fascination morbide. Vous avez déjà vu des films de guerre ? Moi, j'ai vu la guerre. C'est un spectacle que je ne peux pas
oublier, qui m'habite. Je suis né en Champagne pendant la Première Guerre mondiale. J'ai même été obligé de dormir, j'avais à peu près deux ans, dans des tranchées de la bataille de la Marne. J'ai rejoint en Pologne, à la fin du conflit de 14-18, avec ma mère, mon beau-père qui était alors dans l'armée de Weygand. J'ai passé des années dans des antichambres de la guerre : les écoles d'enfants de troupe. J'ai été « rappelé » pour la Seconde Guerre mondiale. J'ai fait la « drôle de guerre ». J'ai été fait prisonnier à Malo-les-Bains, près de Dunkerque. Je suis allé en captivité. Au total, j'ai passé près de treize ans en costume de guerre. Comment voulez-vous que j'oublie ?
Il suffit d'aller à Verdun. Là, sur douze kilomètres carrés, H tombait cent mille obus par jour. Là, on a retrouvé trois cent mille cadavres. Mais, H y en a encore cent mille qui n'ont jamais été exhumés ! Alors, quand je retrouve une balle, quand je retrouve un bouton de capote, quand je regarde un casque troué, derrière chacun de ces objets c'est un être humain que je vois : un vivant qui est mort à cause de la guerre. Je ne peux pas oublier, je ne veux pas oublier les souffrances, la mort. Je ne suis pas né antimilitariste. Mais chacun des objets que je collectionne témoigne pourquoi je le suis devenu.
— On dit que votre antimilitarisme a contaminé un de vos amis qui s'appelait Boris Vian. On dit que c'est un peu à cause de vous qu'il a écrit la chanson « le Déserteur ». Est-ce exact ?
— Boris était au moins aussi antimilitariste que moi. Il avait traduit les souvenirs du général Bradley qui s'intitulaient : « Mémoires d'un soldat ». Quand il dédicaçait un exemplaire à ses amis, il rayait un mot, le remplaçait par un autre et ça devenait : « Mémoires d'un conard ». Nous étions voisins boulevard de Clichy. C'est moi qui l'avais fait venir sur le même palier alors qu'il cherchait un appartement. Il a composé, c'est vrai, une chanson qui s'appelle « Allons z'enfants », comme mon livre. Quand j'écrivais ce roman, il me demandait souvent : « Alors, où en êtes-vous, Chalumot ? ». Et je crois que c'est l'histoire de Chalumot qui lui a fait écrire « le Déserteur ».
— Seriez-vous devenu écrivain si vous n'aviez pas rencontré des gens comme Boris Vian ou Albert Camus, qui a été votre rédacteur en chef à « Combat » ?
— J'avais déjà commencé à écrire, quand j'étais aux enfants de troupe. Des poèmes. Et j'étais toujours premier en français. J'ai toujours aimé écrire. J'ai pris ce goût en lisant. J'ai eu la chance d'avoir un grand-père qui avait une bibliothèque prodigieuse. C'est là que j'ai découvert Ponson du Terrail, Marcel Allain, Louis Noir, Aristide Bruant. C'est là que j'ai pu lire « Fantomas », « les Bas-Fonds de Paris ». J'ai eu accès à d'autres auteurs, à d'autres livres dans la bibliothèque de la petite école où je suis allé, dans le village d'Avaux, dans les Ardennes : Alphonse Daudet, Eugène Le Roy, Erckmann-Chatrian, « le Petit Chose », « Jacquou le Croquant », « Histoire d'un conscrit de 1813 ».
Mon beau-père était militaire. Mes parents ont déménagé trente fois. Parfois, notamment quand ils sont partis à Tombouctou, je ne les ai pas suivis. Mais, quand je vivais avec eux, l'enfant que j'étais a été très frappé par la boulimie de lecture de sa mère. Elle lisait tout et n'importe quoi, même des romans d'amour à vingt sous. Elle lisait même en mangeant. Je me souviens encore du plaisir qu'elle y prenait et qui se voyait à chaque instant sur
son visage. J'ai attrapé cette passion familiale. Et c'est elle qui m'a conduit à écrire. . — Vous vous souvenez du premier livre que vous avez lu ?
— Oui. J'avais cinq ou six ans. C'était « Han d'Islande ». Et ce qui m'avait surtout marqué, c'était les noms propres inventés par Victor Hugo, des noms compliqués avec des h et des j partout. Mais ma lecture décisive, celle qui m'a le plus impressionné, c'est « Titi le moblot », l'histoire d'un enfant de la guerre de 1870 qui s'était engagé à quatorze-quinze ans. Une histoire de guerre, déjà...
— A treize ans et demi vous vous êtes retrouvé « encaserné » à l'école militaire des Andelys, dans l'Eure. Vous avez pu continuer à y lire librement ?
— Non, évidemment. Nous n'avions accès qu'à deux collections : la Bibliothèque Verte de chez Hachette et la collection Nelson. Mais nous n'avions pas le droit de lire en classe. Et nous avions peu de temps de libre : en dehors de la classe, il y avait les leçons à apprendre et les exercices militaires à faire. Il était difficile de trouver et le temps de lire et le lieu d'isolement nécessaire. Malgré tout, je lisais en cachette. Et, chaque fois que j'allais en permission, je rapportais des bouquins, des livres de Michel Zevaco surtout. Mais je n'en rapportais pas beaucoup ; j'avais peur de me les faire piquer par les sous-off.
— Dans « Allons z'enfants », Simon Chalumot rêve d'entrer dans le monde du cinéma. C'était aussi l'espoir d'Yves Gibeau quand il était enfant de troupe ?
— Aux enfants de troupe, nous étions tous fous de cinéma. Moi, j'avais dû voir mon premier film à l'âge de cinq ans. Je rêvais de devenir metteur en scène. A sept-huit ans, alors que j'allais à l'école au Perreux, j'avais vu « le Miracle des loups » de Raymond Bernard. Dans un dépôt d'ordures, derrière l'école, j'avais retrouvé un petit morceau de pellicule qui avait dû être jeté là après une cassure. Je me souviens que je montrais ce bout de film à tout le monde... Un autre film m'avait touché; ma mère me l'avait emmené voir dans une Maison du peuple : « Titi, premier roi des gosses ». Et puis, dans le village de mon grand-père, dans le bistrot du pays, j'avais vu « Jim le harponneur », avec des effets de nuit verts, puisqu'à cette époque on teignait la pellicule... Ce qui fait que très vite je me suis mis à collectionner les journaux de cinéma et à découper les photos de cinéma. Ce qui fait que j'ai gamberge et que je me suis dit : « Un jour tu feras du cinéma. »
— Pourquoi n'en avez-vous pas fait ? Pourquoi vous êtes-vous mis à faire des livres ?
— J'aurais été incapable de mener les deux de front. Je ne me vois pas passer ' d'un livre à un scénario. Je ne suis pas un « homme de lettres » organisé qui peut se dire : « Bon, ce matin, j'écris deux pages de mon bouquin ; et, demain matin, je m'occuperai de mon scénario. » Mais j'avoue que j'ai essayé de faire du cinéma. Pour vivre et pour pénétrer le milieu, j'ai fait de la figuration. J'ai vite été écœuré par la mentalité de « fonctionnaires » des « frimants » (figurants en argot de métier). Et je me suis aperçu que ce cul-de-sac né pouvait pas mener à la mise en scène. J'ai également voulu commencer une encyclopédie du cinéma ; Henri Langlois m'a mis une chambre à disposition à la Cinémathèque, avenue de Messine ; mais le projet est tombé à l'eau...
Parallèlement, j'ai été pris dans l'engrenage des livres. Un jour, un copain m'a dit : « En captivité, tu faisais ton journal. Pourquoi tu ne ferais pas un livre sur la captivité ? » J'ai répondu : « Oui, pourquoi pas ? Je vais essayer. » C'est comme ça que j'ai écrit « le Grand Monôme ». Ce n'était pas un livre transcendant. Il était plutôt mal écrit et un peu trop influencé par Céline à grand renfort de points d'exclamation. Mais il s'est bien vendu et il m'a valu la bourse Blumenthal, que Malraux avait déjà obtenue... Puis j'en ai fait un deuxième. Et l'écriture des livres m'a emporté...
— En écrivant vos romans, vous n'avez jamais pensé au cinéma ?

— II y a dans mes livres, c'est exact, un côté visuel. Je ne suis pas très doué pour faire vivre les personnages de l'intérieur. Je suis plutôt fait pour les scènes dialoguées et les descriptions. Mais, je n'ai jamais pensé au cinéma en écrivant mes bouquins. Sauf pour « les Gros Sous ». Et ça ne m'a guère réussi ; puisque Lorenzi, Carné et Rouquier qui ont successivement pensé à une transposition cinématographique n'ont jamais réussi à en faire un film.
En fait, mon premier film, je viens de le faire par personne interposée : « Allons z'enfants » d'Yves Boisset.
— Le ton du film n'est-il pas un peu outrancier ? Boisset ne donne-t-il pas un visage caricatural de l'armée ?

— Je connais le refrain. On me dit : « Les sous-off du film ne sont pas vraiment subtils ! » Je réponds : « Vous en connaissez, vous, des sous-off subtils ? » Des caricatures vivantes, comme celles du film, il y en a plein les casernes. Je suis retourné il y a quelque temps, avec ma femme et mes deux filles, à l'école militaire de Tulle, où j'avais vécu en 1932 et 1933. Nous sommes tombés sur un sous-officier aussi bouché et caricatural que le sergent Billotet dans le film de Boisset. Aux Andelys, l'autre jour, j'ai revu un type de ma promotion, un ancien enfant de troupe : il était la suffisance même. Non, le film n'exagère en rien. L'univers militaire, c'est autre chose que le défilé des gentils petits soldats sous le soleil du 14 juillet. L'univers militaire, c'est vraiment cette bêtise ambiante.
Certes, il y a des militaires qui échappent à cette règle de la bêtise : je pense au général de la Bollardière, à l'amiral Sanguinetti. Mais, les exceptions se comptent sur les doigts de la main. Ce qui est terrifiant avec les militaires c'est qu'ils sont tellement bêtes qu'on ne peut pas discuter avec eux. Ils ont choisi un métier doublement bête qui consiste à tuer et à être commandé. C'est-à-dire qu'ils ont renoncé définitivement à être libres et à choisir. Ils ne connaissent que le garde-à-vous et la hiérarchie. Un général de brigade peut dire à un général de division : « Vous êtes un con ! » Et l'autre de claquer les talons en approuvant : « Oui, mon général ! » Où est l'humanité là-dedans ? Einstein le disait très bien : « Un militaire n 'a pas besoin de cerveau, une colonne vertébrale lui suffit. »
— Vous dites à peu près la même chose en exergue d'« Allons z'enfants »...
— Oui, je cite Lewis Mumford : « Heureusement pour l'humanité, l'armée a généralement été le refuge des esprits de troisième ordre. » A la limite, j'aurais pu ne pas écrire le livre et faire, page après page, des variations typographiques sur cette phrase, jusqu'à satiété. On va encore dire que j'exagère. On a aussi dit que Boisset exagérait avec « R.a.s. ». Pourtant, il y a bien eu, réellement, des bataillons disciplinaires dirigés par de vraies brutes sadiques. Pourtant, dans les écoles d'enfants de troupe, les brimades existent encore : des jeunes, qui y sont passés il n'y a pas si longtemps, me le racontaient l'autre jour aux Andelys. Pourtant, à Nouméa, récemment, trois soldats sont bien morts d'insolation à cause de la connerie des sous-off.
Je trouve scandaleux qu'en plus les militaires méprisent les civils. Sans les impôts payés par les civils de quoi vivraient-ils ? On berne l'opinion sur la mentalité réelle des militaires : ils ne s'engagent pas dans l'armée pour défendre la France ; ils s'engagent dans l'armée parce qu'ils ne savent rien faire d'autre et que la paye tombera tous les mois.
— Vous avez été journaliste. Pourquoi ne pas en avoir profité pour dire cela ?
— J'ai été journaliste spécialisé dans les spectacles parce que Camus a bien voulu accepter mon premier papier à « Combat ». En fait, j'aurais bien aimé être correspondant de guerre, aller au Vietnam par exemple, pour pouvoir dire ce que je pense de la guerre et de l'armée sur le terrain, sur des faits précis, autour d'événements ponctuels. Mais, je ne crois pas que j'aurais tenu le coup physiquement. Alors, je me suis contenté de dire ce que j'ai sur le cœur par le truchement du roman.
— Et, selon vous, c'est un moyen efficace ? Le cinéma n'est-il pas plus percutant ?
— Autrement dit : est-ce qu'avec un livre ou un film on peut faire quelque chose contre la connerie militariste ? Je crois que les gens qui vont voir le film de Boisset en prennent un sérieux coup ! Ils y voient comment on confisque son enfance à un gosse qui n'a rien demandé de tel, comment on l'envoie à la mort. Ils y entendent par deux fois cette phrase : « L'armée, c'est la dégoûtation de la France. » Ça les fait peut-être réfléchir, mais ça ne supprime pas l'armée ! On dit aussi que mon livre a servi à améliorer la vie des enfants de troupe, mais il n'a pas réussi à faire disparaître les écoles d'enfants de troupe. On ne peut donc pas dire qu'un livre ou un film puisse grand chose contre l'armée...
— Il n'empêche que vous persistez et signez... dans l'antimilitarisme...

— Absolument.. Je rêve d'un monde entièrement démilitarisé. Mais, je sais que je ne le verrai pas. Alors, je me soulage, je me libère la conscience. Je crie : « Mort aux cons ! » Tout en sachant bien que la masse reste convaincue que l'armée est un mal nécessaire. Moi, je suis convaincu du contraire. Alors, je le dis, je l'écris. Tout en me posant la question : « Mais comment se débarrasser de la connerie militariste ? »
Un jour où quelqu'un s'est écrié en sa présence : « Mort aux cons ! », de Gaulle a soupiré : « Vaste programme... »

Jean-Paul Liégeois

Yves Gibeau (1916-1994)
Né à Bouzy (Marne) en 1916, à 30 kilomètres de Craonne, des amours le temps d’une nuit de sa mère et d'un soldat au repos, le petit Yves sera adopté par l'adjudant-chef Gibeau. De 1929 à 1934, il est placé dans différentes écoles d’enfants de troupe. Militaire de carrière par obligation de 1934 à 1939, il est cassé du grade de brigadier-chef pour inaptitude. Enfin libéré en 1939, il est mobilisé la même année, connaît la guerre, puis la captivité et ne revient à Paris qu’en décembre 1941.
A la Libération, c’est Albert Camus qui le pousse à choisir le journalisme et il entre à « Combat » comme critique de variétés. Afin de garder du temps et l'esprit libre pour écrire, il devient correcteur de presse. La littérature lui permet ainsi d’exorciser ses souvenirs d’enfance et de se livrer à un réquisitoire implacable des milieux militaires. Rebelle, antimilitariste, Yves Gibeau s’est installé en 1979 dans un ancien presbytère, à Roucy, non loin de Craonne et de ses champs de bataille qu’il parcourait à la recherche de traces et d’objets. Veilleur, expert, historien, témoin à charge, il est aussi l’auteur des textes d’un livre de photos sur le Chemin des Dames. Collectionneur de mots et de définitions également, il a livré chaque semaine, jusqu’au jour de sa mort, le 14 octobre 1994, une grille de mots croisés à « L'Express ». Ayant souhaité être enterré dans le petit cimetière de Craonne, il repose aux côtés – disait-il – d'un soldat allemand de la « der des ders », dans la terre labourée par la folie des hommes.

Les Fantômes du chemin des dames
par Gérard Rondeau
ou
Le Presbytère d'Yves
Gibeau


« Dans cet ouvrage, le photographe Gérard Rondeau accompagne l'écrivain Yves Gibeau, aujourd'hui décédé, dans sa retraite près de ce Chemin des Dames où les soldats se sont égorgés pendant cinquante mois. Auteur d'un livre très populaire, Allons z'enfants, pacifiste convaincu, Gibeau, ancien enfant de troupe, détestait l'armée. Les lieux hantés par les combats de 14-18 le fascinaient, il ne cessait de les parcourir, comme pour comprendre la folie des hommes. Son grenier était "un dépôt de mémoire active", dit l'historien Philippe Dagen.

Ce livre est donc autant une photo-biographie de l'écrivain qu'une évocation du conflit, des champs de bataille, des villages et des champs désertés par les hommes, laissés aux soins des femmes, des monuments aux morts, des affiches de propagande belliciste. » (extrait d’un article d'Isabelle Martin, Le Temps, 1er novembre 2003)

« Un travail photographique nourri d’archives né de 15 ans d’amitié. Images d’une vie, de rencontres, d’une œuvre, du temps qui passe. Et en filigrane, toujours, le presbytère, lieu de retraite, d’histoires, de vie et de mort, ses collections, ses trésors, sa mémoire, vive et douloureuse, comme autant de portes ouvertes sur Gibeau. Mais aussi la guerre qu’on appela la Grande, ses lieux mille fois arpentés, ses croix de bois, ses paysages qui portent le poids d’une mémoire omniprésente, une guerre croisée et jamais quittée telle une quête obsessionnelle sur le chemin des Dames. Des photographies documentées et légendées, soulignées par des textes, inédits ou non, d’Yves Gibeau ou de ceux qui l’ont connu et aimé… pour un voyage dans les pas de Gibeau, dans un univers balayé par les traces de la Der des Ders. » (présentation de l’éditeur)


Note de grossel:
ce n'est pas un hasard si je mets en ligne ces pages sur Yves Gibeau.

Ayant moi-même été enfant de troupe à Tulle puis à Autun (de 1953 à 1959), j'ai lu Allons z'enfants, paru en 1952, sans doute en 1953 (ce n'était pas très conseillé de se faire prendre avec). Et ayant voulu rencontrer l'auteur, je finis par le rencontrer à la revue Constellation vers 1954 où il était cruciverbiste. Rencontre qui m'a marqué car l'homme était passionnant.
Comme lui, je devins anti-militariste puis révolutionnaire à partir de 1968. Jusqu'en 1980.
Quand le film d'Yves Boisset sortit en 1981, j'emmenai mes parents le voir et leur dit à la sortie que c'était ce que j'avais vécu en pire. Comment avaient-ils pu nous proposer à mon frère et à moi d'intégrer ce genre d'école ? Les enseignants y étaient bons, agrégés en général, faisant ainsi leur service. Mais les gradés étaient de sacrées brutes. Je me souviens encore du nom de 2 d'entre eux. Je ne parle pas des amitiés particulières, des bagarres, des "faire le mur de nuit", des vacances de Noël ou de Pâques passées aux arrêts de rigueur, des arrivées à Paris qui me permettaient de profiter un jour ou deux (les nuits plutôt) des rues chaudes avant de rejoindre la loge de concierge familiale...
Plus tard, je lus avec plaisir son livre: Mourir idiot (1988).

Comme de nombreux écrivains, le lauréat du prix Goncourt 2013 a été «frappé» par la Grande Guerre. Mais Au revoir là-haut s'attache davantage à décrire ce que furent les mois qui ont suivi la fin du conflit.

LE FIGARO LITTÉRAIRE. -

Comment est née l'idée d' Au revoir là-haut ?


Pierre Lemaitre. - L'un des déclencheurs de mon roman a été la préface qu'Aragon a donnée à Aurélien en 1965 et dans laquelle il écrit qu'Aurélien est «avant tout une situation, un homme dans une certaine situation». À travers la figure de l'ancien combattant, Aragon dit qu'il voulait traiter l'homme qui est revenu et qui ne retrouve pas sa place dans la société dans laquelle il rentre. C'est exactement ce thème que je voulais aborder depuis longtemps.
Y a-t-il un écrivain de la guerre 14-18 qui vous a particulièrement inspiré?
J'ai été bouleversé par Les Croix de bois, de Dorgelès (publié chez Albin ­Michel en 1919, il reçut le prix Femina, NDLR). J'ai été littéralement «scotché», c'était ma première lecture de jeune adulte. J'avais dix-sept ans et, quand je suis tombé sur ce roman, j'ai été touché par la jeunesse de ces soldats. Ils avaient mon âge, je m'y suis complètement identifié. J'ai relu le livre en 2008, je trouve que le texte a un peu vieilli, mais il reste celui qui a eu une grande influence littéraire sur moi. Les autres romans, ceux de Genevoix et Barbusse, m'ont également marqué. Et j'ai beaucoup lu les textes de l'après-guerre, notamment Le Sang noir, de Louis Guilloux… L'essai de Bruno Cabanes, La France endeuillée, qui décrypte les années de démobilisation, m'a beaucoup intéressé.

Au revoir là-haut s'intéresse davantage à l'après-guerre, pourquoi?
C'est vrai que le roman débute à quelques jours de la fin de la guerre. C'est cet angle mort qui m'obsédait: pas la guerre, mais la fin de la guerre. On glorifiait les morts, mais on ne savait que faire des survivants. Ce fut un moment extraordinaire d'ingratitude du pays face aux combattants revenus des tranchées. Une période de très forte précarité et une situation extrêmement douloureuse. La France de 1919 abandonne ses rescapés, ne veut pas voir ses «gueules cassées»: ils font peur. Après l'enfer qu'ils ont vécu, on les indemnise de 52 francs ou d'un manteau piteux qui ne résiste pas au premier lavage, c'était au choix l'une ou l'autre indemnité…
D'où votre intérêt pour cette arnaque aux faux monuments aux morts?
Très peu de temps après la guerre, les monuments aux morts et l'exhumation militaire des cercueils ont constitué un marché considérable. 750.000 cadavres se retrouvaient dans des cimetières improvisés et il fallait les exhumer pour qu'ils retrouvent des cercueils. 30.000 monuments ont été érigés en un temps record. L'industrie aime la guerre: avant, pendant et après! J'ai souvent pensé au mot d'Anatole France: «On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels.»
Quel est le poids de la recherche documentaire?
En fait, la documentation, par exemple sur le commerce des cadavres, est très restreinte. Je me suis inspiré d'une quinzaine de pages écrites par une historienne, Béatrix Pau-Heyriès, dans la Revue historique des armées. Je lui ai envoyé mon livre, et elle a eu la gentillesse de me répondre: «Vous avez rendu ma thèse vivante»! Pour le reste et afin de faire vivre les détails, j'ai visionné de nombreuses images sur le site de l'INA et j'ai également consulté les quotidiens de l'époque que je passais des heures et des heures à lire sur Gallica. L'INA et Gallica sont des outils fantastiques. L'aide des bibliothécaires de la BnF a été précieuse.
«Au revoir là-haut» de Pierre Lemaitre, Albin Michel, 570p., 22,50€.


CONSTELLATION DE LA DOULEUR (Christian Lapie, septembre 2007, inauguré à Craonne)

CONSTELLATION DE LA DOULEUR (Christian Lapie, septembre 2007, inauguré à Craonne)

Sabordage de la flotte/Toulon 27 novembre 1942

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Aujourd'hui, 27 novembre 2013,
71° anniversaire du sabordage de la flotte à Toulon
N'oublions jamais !
À la flotte !
2 pièces courtes sur le sabordage
version soft
 
(Article du 11 août 1999)
 
Pourquoi redonner vie
à la pièce de Jean-Richard Bloch

TOULON
11 novembre 1942-
27 novembre 1942-
février 1943


Il y a des signes qui font signe, qui ne demandent qu'à faire sens.
Le 23 février 1998, je découvre au Salon du Livre de Beyrouth, (ville en reconstruction après 15 ans de guerre et où je séjourne pour découvrir le théâtre libanais aux prises avec cette réalité): Toulon 1942 de Jean-Richard Bloch, dans l'édition de Moscou de 1944.
Je ne peux manquer d'être attiré par ce titre : je suis né à Toulon en 1940. Et j'y vis et y travaille depuis 1974.
Je ne peux manquer d'être intéressé par l'événement traité dans la pièce : le sabordage de la flotte, le 27 novembre 1942, puisque je lui dois de porter des lunettes, une bombe tombée dans ma chambre n'ayant pas explosé mais m'ayant fait "tourner de l'œil gauche".
Je ne peux manquer de m'intéresser à l'histoire de cette pièce : depuis 1983, j'assure la responsabilité de l'activité théâtrale au Revest, village au nord de Toulon (231 pièces y ont été créées ou accueillies en 16 ans).
Dans les bibliothèques toulonnaises, je n'ai trouvé qu'un exemplaire de la pièce dans l'édition Gallimard de 1948, acheté en 1979 et lu par 15 personnes. Voilà donc un texte méconnu, inconnu auquel le hasard redonne une chance. Editeur des Cahiers de l'Egaré (50 titres, essentiellement du théâtre, publiés depuis 1988), je rachète les droits à Gallimard pour une nouvelle édition à 1000 exemplaires parue en  novembre 1998.
 Aux Archives Nationales, j'ai trouvé le journal de bord de l'Odéon et découvert qu'il y a eu 47 représentations de la pièce à Paris entre le 8 décembre 1945 et le 29 avril 1946 et près de 20 000 spectateurs. J'ai également trouvé 16 critiques très partagées sur la pièce. Contre : Robert Kemp, Roger Nimier, Gabriel Marcel. Pour : Georges Magnane, L'Humanité.
Faire sens, c'était décider, outre de rééditer la pièce, de la faire recréér à Toulon même. Cette décision est un mélange d'envies et de risques calculés. J'ai mis 4 mois à la prendre.
Envies : remettre en lumière, un sombre épisode de l'histoire de Toulon (c'est mon rôle d'agitateur culturel, d'organisateur depuis 5 ans de l'Agora mensuelle du Revest)
remettre en lumière, un texte tombé dans l'oubli, qui fonctionne bien à la lecture (malgré des faiblesses) mais qui pose bien des questions quant à sa mise en scène : l'art du théâtre a beaucoup évolué en 50 ans (c'est mon rôle de directeur artistique).
Risques calculés : vais-je convaincre d'autres théâtres et mes partenaires institutionnels de soutenir financièrement ce projet à lourd budget : entre 1,5 MF et 2,5 MF, essentiellement les salaires des comédiens et techniciens?
allons-nous ensemble intéresser et dans quels sens, les publics de l'aire toulonnaise (la marine, l'arsenal, les commerçants, enseignants et élèves...)?
Je suis sur ce projet depuis juillet 1998. S'il se réalise, j'aimerais que ce soit à Châteauvallon, lieu éminemment symbolique dont l'amphithéâtre donne sur le port et l'arsenal de Toulon.

La lecture publique, par 8 comédiens, des 2 premiers actes de Toulon 1942, le 27 novembre 1998 au Comédia à Toulon, a attiré une centaine d'auditeurs et a suscité un débat artistique entre ceux qui aiment la pièce pour ce qu'elle est (une fiction à suspense qui accroche l'intérêt), ceux qui lui reprochent de ne pas être comme ils la voudraient (une pièce disant la vérité historique) et ceux qui trouvent que le théâtre n'a pas à remuer un passé honteux. Prolongé par un débat historique sur le sabordage, autour de la question : la flotte aurait-elle pu gagner la haute mer? les uns (des marins, des femmes de marins) affirmant que non (la passe était minée, la moitié de la flotte n'avait pas ses feux allumés, il n'y avait pas assez de mazout), les autres (des marins, des résistants, des historiens) affirmant que oui (entre le 11 et le 25 novembre, il eut été possible d'allumer les feux de toute la flotte, le mazout étant suffisant).
Dressant le bilan de 15 mois d'efforts, j'ai le sentiment et la conviction d'être porteur d'un projet de théâtre citoyen et populaire.
Théâtre citoyen parce que le travail de mémoire en amont du spectacle et provoqué par le spectacle ne fera qu'amplifier le débat tant sur l'événement que sur sa représentation. A l'heure actuelle et depuis 56 ans, c'est un sujet tabou, un événement occulté dont tout le monde peut sentir qu'il pèse lourd dans l'inconscient de la ville et de l'arsenal. Toulon et la marine pourront se regarder dans le miroir du théâtre pour y interroger dans la diversité des opinions, un épisode  douloureux  et  peut-être  un  destin  : 
Toulon  vendu   aux   Turcs   par François 1er, Toulon se vendant aux Anglais pendant la Révolution, Toulon choisissant Louis Napoléon quand le Var s'insurge contre son coup d'état (en remerciement, Napoléon III offrira à Toulon un opéra où on a vu Le Pen tenir meeting), Toulon s'offrant un maire FN en 1995, le sabordage de la flotte décidé par un amiral collaborateur au nom de l'honneur en 1942, le sabordage de Châteauvallon voulu par un préfet manipulateur en 1996.
Ce théâtre citoyen qui se déroulera, je l'espère, dans l'amphithéâtre de Châteauvallon (théâtre et agora étaient le même lieu pour les Grecs, mes références!), quels effets aura-t-il ?  Je l'ignore mais si je ne crois pas qu'un spectacle puisse suffire à produire l'effet de catharsis théorisé par Aristote, effet de purgation des passions et de liquidation des affects refoulés dans l'inconscient, nié par Brecht qui préfère l'effet de distanciation, il ne sera pas sans effets non plus.
Car ce sera du théâtre populaire. La pièce s'y prête avec ses registres mélodramatiques (les "amours" du résistant Martial et de l'espionne Alice), dramatiques (les hésitations de l'amiral alors que le temps passe et que les Allemands arrivent), tragiques (la décision impensable pour un marin de saborder sa flotte). Avec ses ficelles (la caricature des commerçants collabos : les Toutlemonde ; la peinture à la Pagnol de figures du peuple : Coquebert, Léocadie, Gégène) et ses finesses (l'inspecteur de la police lavalienne, le colonel Von Gruner).
Elle se prête aussi à un traitement contemporain et universalisant de questions pouvant parler au plus grand nombre :
Question 1  : la question de la désobéissance civile et militaire qui ne peut être esquivée aujourd'hui par personne. Car personne ne peut désormais se réfugier derrière la réponse : j'ai obéi aux ordres. Dans la pièce, de Fromanoir désobéit à Vichy, n'obéissant qu'à sa conscience et donnant l'ordre de sabordage, décision héroïque pour Jean-Richard Bloch qui s'en justifie dans son introduction : «Pourquoi j'ai porté "Toulon" à la scène ?»,  décision que la réalité imposait à la fiction (il fallait que la flotte se saborde dans la pièce puisqu'elle s'était réellement sabordée, mais il fallait qu'elle se saborde pour de "bonnes" raisons, pour la "bonne cause"), décision que nous trouvons aujourd'hui en retrait par rapport à celle qui aurait dû être prise : rejoindre les alliés, mais qui ne pouvait être prise : Hitler ne voulait pas que la flotte tombe entre les mains des alliés ; les alliés ne la voulaient pas entre les mains d'Hitler ; de Gaulle ne voulait pas qu'elle tombe entre les mains de Darlan ; Darlan voulait la garder en réserve pour négocier avec le vainqueur ; la flotte redoutée de 40 et qui a rempli sa fonction de dissuasion, au repos dans son port, était devenue obsolète en 42 et aurait souffert en mer ; de Laborde, anglophobe et pro-nazi (qu'on pense au serment qu'il a exigé de ses subordonnés, que le commandant Pothuau a refusé de prêter, aussitôt démis de ses fonctions), détestant Darlan, méprisant de Gaulle et les dissidents ennemis du Maréchal et de la France, ne pouvant faire sortir la flotte pour toutes ces raisons, ne pouvait donc que la saborder selon sa logique : le manquement d'Hitler à la parole donnée lui en donna l'opportunité. Sabotage préparé dès le 20 novembre. Sabordage exécuté par "chance" le 27 novembre. Ce  qui arrangeait tout le monde, sauf Vichy, accusant l'amiral, fidèle au Maréchal, de trahison. Sabordage qui finalement discrédita Vichy (et la marine : comme le montre la réponse de Pompidou en 1973 à l'amiral lui présentant un projet de grande flotte : il n'y aura jamais de grande flotte - pourquoi? - parce qu'il y a eu le sabordage!) et relança la Résistance jusqu'alors très minoritaire (c'est aussi l'objectif "politique" de la pièce).
Si je me suis attaché à synthétiser les faits, c'est pour montrer que la réalité est plus complexe que la fiction ( la flotte était dans une situation indécidable pour des raisons géopolitiques et son sort, comme pour un individu dans une telle situation, ne pouvait être que la folie ou le suicide : ce fut le suicide de 100 navires vidés de leurs hommes!), que la fiction théâtrale est  plus intéressante pédagogiquement et humainement que la réalité : peut-on apprendre à désobéir? quand, pourquoi, comment, à qui faut-il désobéir? (de Fromanoir peut partiellement être un modèle, de Laborde nullement!), qu'une fiction romanesque pourrait nous faire sentir les impasses dans lesquelles était et s'était enfermé de Laborde, un looser se prenant pour un seigneur, un vainqueur.
Question 2 : la question du sens de la 3e époque de la pièce, la plus problématique, montrant l'affrontement entre la "mauvaise violence" des nazis torturant et mettant à mort Jojo la prostituée, Louise l'ouvrière et "la bonne violence" des résistants exécutant sommairement (on appelle cela "justice expéditive"!) Alice la tortionnaire, Von Zass, Von Gruner, Polverelli, Niknel, Siegmund, Siegfried...
Question 3 : le sabordage de la flotte, c'est-à-dire d'une puissance matérielle et humaine (que sont des marins sans navire?), la 4e du monde en 1940, décidé par un homme sans horizon, n'est-il pas comme une métaphore de la destruction des économies physiques provoquée par des financiers à courte vue?
Encore faut-il un metteur en scène à la hauteur des défis posés par cette pièce de circonstance et de commande ? Il ne m'a pas été facile de le trouver. Là aussi, les réactions ont été diverses, depuis ce jugement lapidaire "pièce insauvable" jusqu'à ce désir nettement formulé "je brûle d'envie de monter ce texte". Le metteur en scène de Toulon 1942 de Jean-Richard Bloch sera, signe ne demandant qu'à faire sens, Bernard Bloch.
Jean-Claude Grosse
11 août 1999
article paru dans la revue Faites entrer l'infini
 
 
(Article du 27 novembre 2002)

L’histoire d’un échec :
La recréation de Toulon 1942
de Jean-Richard Bloch
à Toulon

    Un Théâtre à vif-Agora consacré au sabordage de la flotte à Toulon le 27 novembre 1942 s’est déroulé le 27 novembre 2002 à La Maison des Comoni, le théâtre du Revest, village aux portes de Toulon.
    N’ayant pu faire aboutir le projet de création de la pièce de Jean-Richard Bloch, Toulon 1942, suite aux refus de la municipalité de Toulon et du Conseil Général du Var de soutenir ce projet, et ne voulant pas l’enterrer après quatre ans et demi de travail (juin 1998 - novembre 2002), je me suis décidé à le transformer en Théâtre à vif.
    Théâtre à vif est une forme inventée par la compagnie de théâtre L’Insolite Traversée. Il s’agit en trois jours de partir de l’actualité ou d’un événement historique, de faire un montage d’articles de journaux, d’études historiques et de textes littéraires / philosophiques selon des rapports d’opposition, de complémentarité offrant sur l’actualité ou sur l’événement des éclairages multiples, de mettre ce montage en espace dans des lieux non-institutionnels, d’en laisser une trace imprimée.
    Les 4 Saisons du Revest ont repris à leur compte, cette forme pour faire vivre l’héritage et l’esprit de L’Insolite Traversée, après la dissolution de la compagnie.
    Le premier Théâtre à vif, nouvelle formule, s’est déroulé à la Tour du Revest le 11 septembre 2002, en relation avec les attentats du 11 septembre 2001.
    Pour le Théâtre à vif consacré au sabordage, nous avions pensé louer un bateau et effectuer six rotations dans la rade entre 5h et 18h, pour 100 personnes à chaque rotation.
    L’absence de moyens nous a contraints à faire appel à la solidarité des écrivains et des comédiens, et à organiser ce Théâtre à vif à La Maison des Comoni. Le 29 juin 2002, nous réunissions les auteurs pressentis pour évoquer l’histoire de la pièce de Jean-Richard Bloch, l’histoire du projet Toulon 1942 depuis juin 1998, les axes possibles d’écritures. Cinq auteurs non rémunérés ont livré huit textes d’un quart d’heure : Gilles Desnots, Philippe Malone, Henri Milian, Sylvie di Roma, Jean-Claude Grosse. Le 23 septembre 2002, le collectif des compagnies varoises se saisissait des textes pour les mettre en espace. Neuf compagnies ont travaillé gratuitement pour rendre possible ce Théâtre à vif.
   
    Le Théâtre à vif du 27 novembre 2002 s’est déroulé de la façon suivante :
- entrée libre
- présentation de la soirée par Jean-Claude Grosse
- mise en espace d’un extrait de Toulon 1942 de Jean-Richard Bloch par la compagnie des Menteurs et le Théâtre de l’Imparfait    
- mise en espace de Oui ou Non ? d’Henri Milian par la compagnie Artscénicum et le Théâtre du Nord Varois   
- mise en espace de Faites votre choix ! de Sylvie di Roma par la compagnie Sur le Chemin des Collines et Kaïros Théâtre
- pause
- mise en espace d’A la flotte ! de Jean-Claude Grosse par la compagnie des Menteurs et le Théâtre de l’Imparfait    
- mise en espace de Triptyque sans sabord de Gilles Desnots par la compagnie Le Bruit des Hommes et la compagnie Hi-Han   
- mise en espace de G-7 de Philippe Malone par la compagnie Les Draïs
- débat animé par Philippe Granarolo avec la participation de l’historien Jean-Marie Guillon
- buffet et vin de l’amitié
Le Théâtre à vif-Agora a duré 3 heures (1heure 1/2 de théâtre, 1heure 1/2 de débat) et a rassemblé 150 personnes.
    Une exposition de photos et de livres accompagnait le Théâtre à vif. Une vidéo de France 3 et une cassette audio de l’émission Les Jours du Siècle consacrées au sabordage étaient mises à disposition. Un cahier de l’Egaré consacré à ce Théâtre à vif-Agora a été édité à 100 exemplaires. Ce cahier de 108 pages comprend les six textes mis en espace, les trois textes non mis en espace, l’histoire de la pièce de Jean-Richard Bloch, son analyse par Sylvie Jedynack, l’histoire du projet Toulon 1942 depuis juin 1998 avec les articles de presse parus à ce sujet, le dossier écrit par l’historien Jean-Marie Guillon.

    Quelle analyse faire de cette histoire ?

- les politiques étaient partagés : soutenir ou non ce projet ?
    entre 1998 et 2001 (Toulon FN), aucune aide n’a été demandée à Toulon ; dés 1999, le Conseil Général du Var (Président : Hubert Falco, Vice-Président Culture : Arthur Paecht) est hostile ; la Région (Président : Michel Vauzelle, Vice-Président Culture : Christian Martin) est favorable : elle vote 200.000F dont 50.000 seront dépensés ; l’Etat est d’abord favorable (quand Toulon est FN) puis souhaite le consensus de tous les partenaires (quand Toulon est gagnée par Hubert Falco en mars 2001)
    après les élections de mars 2001, une réunion est organisée le 10 mai 2001 au Revest regroupant Le Revest, Toulon, le Département, la Région, l’Etat, les six théâtres de l’aire toulonnaise, le metteur en scène, des membres de la famille de J.R. Bloch ; la réunion débouche sur un accord à hauteur de 1MF. Dés juillet, un dossier d‘aide est déposé à Toulon, à hauteur de 200.000F ; le consensus de façade du 10 mai 2001 est rompu en janvier 2002 : Toulon ne soutient pas, le Conseil Général pas davantage ; je renonce au projet par courrier en février 2002 puis je mets en place le Théâtre à vif qui se déroulera gratuitement. Le texte A la flotte, sur un mode parodique, met en présence et en face à face les arguments des uns et des autres : les politiques et les artistes ; les seuls qui ne se soient pas manifestés, ce sont les gars de la marine, toujours muette mais très influente et ménagée (exception notable : la lettre du préfet maritime en 1998 refusant l’accès au Clémenceau, qui 5 ans après, erre en Méditerranée à la recherche d’un chantier de démolition)
    une mention spéciale est à donner à Claude-Henri Bonnet, l’adjoint à la culture d’Hubert Falco ; son hostilité au projet a été motivée à la fois par des considérations personnelles (son père était officier à bord d’un navire au moment du sabordage ; et lui-même a été officier de marine avant d’être à la fois adjoint au maire de Toulon et directeur de l’Opéra de Toulon, lieu fréquenté pour l’essentiel par la bourgeoisie toulonnaise et la marine) et par des considérations historiques, politiques et artistiques (il méprise le réseau des théâtres de l’aire toulonnaise).

- les metteurs en scène pressentis ont joué un double jeu :
    *Jean-Louis Hourdin, d’abord enthousiaste, rêvant d’une revue des formes théâtrales des années 30 (cabaret expressionniste, mélodrame bourgeois, théâtre d’agit-prop, théâtre d’avant-garde…) s’est désisté sans motiver ses raisons
    *Bernard Bloch, enthousiaste pour des raisons politiques en 1999 (le FN était encore aux commandes à Toulon) considérait en 2001 que l’urgence était ailleurs (Toulon était passée entre les mains de la droite républicaine) ; d’autre part, ses réserves sur la pièce l’avaient conduit à envisager d’abord une réécriture, ensuite une  mise  à la question de la pièce ; bref, Bernard Bloch porte une responsabilité non négligeable dans le fiasco ( il a attendu le 9 mai 2001 pour dire qu’il n’aimait pas la pièce, affirmant que ce pouvait être une motivation aussi forte pour un metteur en scène que l’amour)
La réussite comme l’échec d’un projet sont liés à des conditions favorables ou défavorables. Pour Toulon 1942, les réticences politiques de la droite toulonnaise et varoise étaient trop fortes. La mise en échec du projet s’est faite en douceur ( en faisant traîner, en laissant espérer, en mettant en avant l’absence de moyens financiers).
Le journal Var-Matin (du groupe Lagardère), pourtant informé par un dossier de presse très détaillé du Théâtre à vif du 27 novembre 2002 et en possession du Cahier de l’Egaré consacré au 60e anniversaire du sabordage n’a pas annoncé la seule manifestation qui ait eu lieu pour cet anniversaire, s’appropriant l’anniversaire en consacrant une page de mémoire au sabordage. Cette partialité, cette hostilité m’ont amené à ne plus communiquer nos activités à ce journal sans déontologie.
Ecrivains et comédiens ont, sans moyens , pris la parole, faisant échec à la censure douce mais réelle du projet initial. Donc, même si les pouvoirs locaux (mairie, département, marine, presse) ont mis en échec le projet de recréation de Toulon 1942 de Jean-Richard Bloch, ils n’ont pas empêché une expression gratuite d’artistes libres sur le sabordage.
La soirée du 27 novembre 2002, inégale sur le plan théâtral (par manque de temps et par absence de moyens) a montré, par la scène représentée de la pièce de Jean-Richard Bloch, que la pièce fonctionne encore bien.
Comme l’a dit l’historien Jean-Marie Guillon, la soirée du 27 novembre 2002 appartient déjà aux historiens car si ceux-ci ont à dire le pourquoi et le comment du sabordage, ils ont aussi à montrer comment et pourquoi le travail de mémoire se fait, dans un rapport de forces entre ceux qui veulent oublier, ceux qui veulent se souvenir, ceux qui veulent comprendre, ceux qui ne voient que par le présent…
En conclusion en me lançant dans ce projet que je savais difficile, je pensais arriver à lever les difficultés. La réalité a été différente de mes espérances. La pièce de Jean-Richard Bloch reste à découvrir.

 
    Jean-Claude Grosse
Directeur artistique des 4 Saisons du Revest
27 novembre 2002

 
Toulon 1942
Jean-Richard BLOCH
Texte à jouer

Guerre
Les Cahiers de l'Égaré

 
Pièce écrite à Moscou dans les semaines qui ont suivi le sabordage de la flotte le 27 novembre 1942 à Toulon. À la différence de la réalité, Jean-Richard Bloch s'est efforcé de trouver au sabordage de bonnes raisons idéologiques, pour contribuer à la résistance française à l'occupant nazi.
ISBN:   2908387417  -  160 p.  -  15X21  -    PVP:   7,5 euros

Le Strasbourg, sabordé, le 27 novembre 1942 à Toulon sur ordre de l'amiral de Laborde.

Dans la pièce de J.R.Bloch, Le Strasbourg est un des personnages. L'amiral de Fromanoir a d'autres motivations que celles de de Laborde. Une pièce qu'il n' a pas été possible de faire recréer à Toulon suite à l'opposition de la municipalité dirigée par Hubert Falco, du conseil général du Var dirigé à l'époque par Hubert Falco avec comme président de la commission culture, Arthur Paecht. Seul, le conseil régional PACA, dirigé par Michel Vauzelle avait donné un avis favorable et a permis la réédition de cette pièce retrouvée par hasard à Beyrouth dans l'édition de Moscou 1944.
Au moment de la redécouverte de cette pièce, en 1998, la presse s'en est saisie pour une polémique normale sur un sujet aussi tabou à Toulon. Le bulletin municipal gratuit de la municipalité FN de Toulon (1995-2001) et Présent, le journal du FN ont été très hostiles. L'Humanité-Dimanche, favorable. L'arrivée à la mairie d'Hubert Falco, en 2001, n'a rien changé à l'hostilité. Le préfet maritime de l'époque, auquel Les 4 Saisons du Revest avaient demandé que la pièce soit créée sur Le Clémenceau  qui pourrissait déjà dans la rade de Toulon, avait répondu négativement, au nom de la neutralité de la marine.
 

(Bocal agité du 28 janvier 2006)
un des textes produits
 
Le Clémenceau - Hier, majestueux, glorieux, craint, respecté sur toutes les mers du monde, amarré, aimanté à Toulon.
Aujourd’hui, largué, sabordé, pris d’assaut, amianté, apatride.
200.000 dollars pour franchir le canal de Ferdinand. Pas arrivé à Alang. Revenir à Brest  par le Cap de Bonne-Espérance: un comble!
Que d'argent, de déshonneur!

Voyage au bout de l’enfer pour ma grosse carcasse méprisée.
Honte aux décideurs, aux  galonnés, à la France. Au tour de l'ex-France! Puis ce sera le tour du de Gaulle avec ses réacteurs...

 
L'amiral de Saborde, photo du bas à gauche.

de Laborde  -  Ne rompez jamais les amarres. Ne prenez jamais le large.
Rivés à vos rivages à jamais, prêts à vous saborder, bateaux de guerre de la Royale, restez fidèles au Maréchal.
Le Strasbourg, navire amiral labordé sur ordre de l'amiral de Saborde, abordé par un char de la Wermacht.

Dumont d'Urville  -  Taratata. Entendez l’appel du large. À la découverte. À la conquête.
À l’assaut. Colonisez l’Algérie, les îles à paradis.

Vauban  -  Toulon, mon port de guerre pour la plus belle rade d’Europe.
Écoutez ma chanson : Trois petites notes de musique………militaire pour effrayer l’ennemi, soumettre l’infidèle, civiliser le sauvage, plaire aux femmes à matelots, mettre en rangs les matelots sans femme.

Raimu - Et Pomponnette dans tout ça ? Pourquoi, elle vadrouille sous les étals du cours Lafayette, dans les rues de Chicago, sur les toits du Mourillon.


Hugo -  Galèje, va, avec l’accent. Quels yeux as-tu pour ne pas voir les Misérables, ceux du bagne, ceux des cités : La Beaucaire, Le Guynemer, Les Œillets ? Ils ne veulent plus de cette ville en archipel avec ses bourgeois au Faron, ses amiraux au Cap Brun, ses SDF à la gare, ses matelots à la colline Saint-Pierre, ses gitans à La Ripelle, ses fous à l’Arthémise, ses fans au Zénith Oméga, ses supporters à Mayol, ses branchés à Châteauvallon, ses ringards à l’Opéra.
Ce qu’ils veulent, c’est Tous ensemble, place de la Liberté, au rendez-vous de la fraternelle Égalité.

L'homme de là-haut - Ville immobile, impossible. À la remorque des loosers sans envergure auxquels elle se donne.


La tragédienne est venue - Là-haut sur la colline inspirée, j’ai interprété la tragédie d’Eschyle : Les villes mortes se ramassent à la pelle. J’étais semblable à Cassandre : personne n’a entendu ma voix, emportée par le mistral déboulant du mont Caume.

Cuverville -  Au cul, Toulon. Regarde au-delà de l’horizon.
Les photos du sabordage de la flotte à Toulon, le 27 novembre 1942, ont été réactualisées avec un N° spécial des Cahiers de l'Égaré, édité pour le Théâtre à vif - Agora du 27 novembre 2002 à La Maison des Comoni, le théâtre du Revest. Ce N° est épuisé mais, on trouvera sous peu sur ce blog des documents issus de cette soirée qui rassembla 150 personnes et dura 3 H. Soirée non annoncée par Var-Matin.
Maurice Hubert
 
Photo JCG prise au Cape of Good Hope, été 2003.
L'autruche fera l'autruche quand passera Le Clémenceau
et qu'un sous-marin inconnu le coulera dans les eaux profondes.

 

The President has been shot/On a tiré sur le Président

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Lire l'assassinat de Kennedy avec la grille du hasard, des pétrifiantes coïncidences, est-ce possible ? concevable ?

50 ans après l'assassinat de JFK, je me suis intéressé à ce qu'on en dit aujourd'hui. J'ai lu le dossier du Nouvel Observateur, quelques articles d'autres magazines, parcouru le blog de Philippe Nau, lu le livre de Philippe Labro, On a tiré sur le Président, vu le documentaire de Patrick Jeudy sur Arte, Dallas, une journée particulière.

Il y a quelques années, j'avais lu des livres sur les Kennedy, sur Hoover (Marc Dugain), la trilogie de James Ellroy. 1400 livres ont déjà été consacrés à cette affaire.

M'étant intéressé à la disparition de Marilyn Monroe, j'avais croisé bien sûr les frères Kennedy.

Les théories du complot ont la vie dure dans les deux cas.

Je crois que l'existence de ces théories tient à une raison, l'incrédulité. On ne peut admettre ce qui s'est passé surtout si c'est une tragédie sans raison (expression de Labro) ou pour le dire autrement, si c'est dû à de pétrifiantes coïncidences comme disaient les surréalistes. Le hasard objectif.

The President has been shot. L'auteur des coups de feu, avéré, Lee Harvey Oswald, ignorait quand il trouva son petit boulot le 16 octobre 1963 à la Texas School Book Depositary qu'un voyage présidentiel aurait lieu à Dallas, que le convoi passerait sous sa fenêtre du 5° étage. 48 heures avant le cortège, il n'avait pas encore envisagé son coup. Il tira 3 fois, le vendredi 22 novembre 1963 à 12 H 30. Il fut arrêté 45 minutes plus tard après avoir tué le policier Tippit qui voulait le contrôler. Il fut abattu le dimanche matin 24 novembre à 11 H 21 par Jack Ruby qui lui aussi n'avait pas préparé son coup mais qui, sous les effets de la upper qu'il absorbait et choqué par la disparition de son cher Président voulut faire justice à la Texane, arme au poing. Il est tombé pile sur Oswald quand celui-ci allait être transféré, avec une heure de retard, alors qu'il venait de faire la queue à une banque pour un virement. Un client de plus et il arrivait trop tard. Si j'avais planifié tout cela, je n'aurais pas pu le faire mieux, je n'aurais pas pu avoir un meilleur timing. C'était une chance sur un million. Il a dit ça, juste après. Il a eu sa chance et l'a saisie pour entrer dans l'Histoire croyait-il comme d'ailleurs sans doute LHO.

Voilà me semble-t-il les pétrifiantes coïncidences qui conduisent à l'assassinat du Président puis à l'assassinat de l'assassin, nous privant d'aveux et de procès. 3 hommes furent enterrés le même jour, en 3 endroits différents, le lundi 25 novembre 1963, dans l'ordre, JDT, LHO, JFK. Ruby fut condamné à mort et mourut d'un cancer début 1967, n'ayant sans doute pas compris pourquoi il n'avait pas été glorifié et relaxé pour son travail de justicier.

Si des statisticiens géniaux avaient évalué la probabilité de ces pétrifiantes coïncidences, ils auraient dit une chance sur un million ou un milliard peut-être. Mais Kennedy ayant atterri à Love Field, avait dit à Jackie : si quelqu'un veut me flinguer, il y arrivera et ça aussi : on arrive au pays des cinglés, nut country.

Tout opposait JFK et LHO. Ils ne se seraient jamais rencontrés si le hasard, il y en a qui vont changer le mot pour dire destin, n'avait pas fait se rencontrer une ligne de tir et une limousine découverte à l'arrière droite de laquelle se trouvait JFK, pour quelques secondes dans la ligne de mire de LHO. Une fois les coups tirés, on est dans le destin, c'est terminé, c'est écrit.
Bien sûr, on peut multiplier les coïncidences pétrifiantes, les lents réflexes des services de protection rapprochée, le Secret Service, l'absence de sécurisation du parcours, le chaos ou le bordel qui suit l'événement jusqu'à l'assassinat de LHO par Jack Ruby qui comme la presse, accède si facilement aux locaux de la police où il est connu de tous.

Les théories du complot veulent des raisons, des exécutants, des commanditaires. Il faut abolir le hasard et que l'irrationnel devienne rationnel. On cherche toutes les failles, incohérences des deux rapports. Mais rien de convaincant n'en est sorti, pas une preuve. Il y a eu destruction de preuves. Oui, mais c'est Bob Kennedy qui fait détruire les archives concernant JFK et les femmes, JFK et la Mafia, c'est Hoover qui en fait détruire d'autres concernant les insuffisances de ses hommes du Texas. C'est ainsi que l'édification du mythe d'un président d'exception voulu par Jackie Kennedy et Bobby put se développer. Et ça a marché. N'importe qui ne devient pas un mythe. Le Kennedy d'hier, aujourd'hui, n'aurait guère de chances de tenir longtemps comme président. Il serait harcelé pour abus de femmes consentantes.

Toutes les archives seront publiques en 2017 (et 2029 pour certaines). Mais les chercheurs ont pu déjà les consulter. Il y a peu de chances que quelque chose de nouveau en sorte. Mais sait-on jamais.

Je trouve que l'approche par les pétrifiantes coïncidences est sans doute vraie et est autrement plus stimulante pour s'interroger sur nos destins que les théories voulant trouver des raisons. On peut voir le hasard à l'oeuvre dans cette tragédie. Hasard destructeur, semeur de mort et renversement, créateur de légendes (tous ceux qui écrivent dessus, même les farfelus à pouvoir comme le juge Garrison, ont leur heure de gloire). Le hasard a fait se rencontrer pour et dans la mort un président et un errant, un reconnu et un inconnu en quête de reconnaissance, il a permis à certains de faire de la mort d'un Président, un mythe qui a déjà, comme pour Marilyn, 50 ans d'existence. La fin tragique de Kennedy a profité et profite encore aux Kennedy, à une certaine image des USA et à certains successeurs de JFK.

Disons que l'important devant cette intervention massive du hasard n'est pas la question : qu'aurait fait Kennedy s'il n'avait pas été assassiné ? mais qu'a rendu possible son assassinat ? Retour au réel en passant par le clinamen épicurien, la petite déviation qui change une trajectoire, les détonations qui atteignent une cible choisie en même pas 48 heures parce que l'opportunité, la chance se présente.

De cette tragédie, je retiens deux images. Elles concernent Jackie Kennedy,

- grimpant sur le capot arrière de la limousine pour tenter de récupérer une partie de la cervelle explosée de JFK (place à l'imagination d'un génial écrivain en l'absence de paroles de Jackie)

- et assistant dans son tailleur rose tâchée de sang à la prestation de serment précipitée de LBJ.

Johnson avait calculé qu'un vice-président avait une chance sur cinq de devenir président et avait donc accepté, en attendant son tour, d'être dans l'ombre de JFK alors qu'il avait une position de pouvoir considérable comme vice-président du sénat américain. Le Texan, méprisé par Bobby, sut donc aussi se servir de ce hasard, sa chance.

Kennedy avait le sens de l'éphémère. Homme de réflexion, cultivé, homme d'action, sachant prendre des responsabilités, il y avait aussi chez lui, un certain fatalisme, on ne peut tout contrôler. Il faut accepter ce qui vient et qu'on ne maîtrise pas, la possibilité d'être assassiné. Il se savait assassinable. Ayant frôlé la mort, ayant fait preuve d'un courage héroïque dans le Pacifique, éduqué pour la gagne et craignant plus que tout de perdre, perdre c'est l'enfer, après que l'aîné disparu, c'est sur lui que reposa le destin présidentiel voulu par leur père, fort et faible (il ne sut pas résister aux femmes qui se ruaient sur lui, il ne les cherchait pas, son addiction était sans doute maladive et aujourd'hui peut-être se soignerait-il car aucune chance de devenir président avec un tel comportement ; l'omerta qui a si bien fonctionné avec lui, avec Mitterrand, ne fonctionne plus, voir DSK), ne montrant rien de ses maladies et douleurs l'obligeant au corset, aux cachets, sachant tirer leçon de ses échecs (la baie des Cochons à Cuba en 1961) pour ensuite faire triompher son point de vue (la paix par la fermeté et la négociation plutôt que la guerre dans l'affaire des missiles soviétiques à Cuba en 1962), Kennedy me semble-t-il savait composer avec le hasard ou plutôt il savait que le hasard pouvait le servir comme le desservir. Question en partie seulement d'évaluation, de contrôle de soi, de volonté car il y a de l'irréductible. Jamais un coup de dés n'abolira le hasard. Le 3° coup de feu de Dealey Plazza, celui qui fracassa le crâne de JFK fut un coup décisif voulu par un autre que lui, contre lui.

Tout mon développement concerne le hasard, producteur de mort. D'innombrables morts interviennent suite à de pétrifiantes coïncidences. Quelques unes sont naturelles. Beaucoup accidentelles.
Il faudrait prolonger la réflexion en se demandant et si on vivait sa vie en la livrant sciemment au hasard, aux pétrifiantes coïncidences, à la roulette russe, aux dés. Tiens ce matin, pour décider de me lever, un tour de barillet du révolver chargé à blanc, pour aller ou non au boulot, pile ou face, pour voter, trois tours de barillet chargé pour de bon, pour l'épouser, un coup de dés ... Putain, là-haut, ils-IL- serai(en)t fous. Et nous donc ...

Cioran a dit un jour qu'après avoir entendu un astronome parler de l'univers, de ses dimensions, il avait décidé de ne pas se raser. Voilà, c'est ça, livrer sa vie au hasard, opérer un lien entre une habitude et une information, décider de s'adresser à cette personne dans la cohue du métro (quand je le fais, en général, ça donne des choses intéressantes) ou à son voisin au resto en lui demandant s'il n'est pas le commissaire du quartier, (non, il ne l'est surtout pas, il est militant FO à la Sécu, tiens, moi j'ai été chez les Lambertistes, il était FO à la Sécu aussi, vraie anecdote au resto Le Dogon); la vie se pimenterait d'imprévus, de surprises qu'on provoquerait sans trop savoir les effets et jusqu'où. Au lieu d'écrire De l'inconvénient d'être né, Cioran aurait dû écrire Et si on se livrait au hasard.

Un auteur, Gérard Lépinois, s'est livré à l'exercice dans Le hasard et la mort (Les Cahiers de l'Égaré).

JCG

Jackie se précipite sur le coffre de la limousine pour tenter de récupérer une partie de la cervelle explosée de JFK. Ruby se précipite sur Oswald et tire un seul coup de feu qui fit des dégâts considérables et tua l'assassin du Président. Le crâne explosé de Kennedy.
Jackie se précipite sur le coffre de la limousine pour tenter de récupérer une partie de la cervelle explosée de JFK. Ruby se précipite sur Oswald et tire un seul coup de feu qui fit des dégâts considérables et tua l'assassin du Président. Le crâne explosé de Kennedy.
Jackie se précipite sur le coffre de la limousine pour tenter de récupérer une partie de la cervelle explosée de JFK. Ruby se précipite sur Oswald et tire un seul coup de feu qui fit des dégâts considérables et tua l'assassin du Président. Le crâne explosé de Kennedy.

Jackie se précipite sur le coffre de la limousine pour tenter de récupérer une partie de la cervelle explosée de JFK. Ruby se précipite sur Oswald et tire un seul coup de feu qui fit des dégâts considérables et tua l'assassin du Président. Le crâne explosé de Kennedy.

Brigitte Bardot, la méprise

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L'EUPHORIE ET LA MÉLANCOLIE
Entretien avec David Teboul, l'auteur-réalisateur

Dans Bardot, la méprise, diffusé dans le Festival du documentaire d’ARTE, le cinéaste David Teboul revisite la légende BB quarante ans après son retrait du cinéma. Derrière la splendeur passée, le portrait amoureux et intime d’une actrice et d’une femme consumée par le désir.

Comment a débuté ce projet sur Brigitte Bardot ?
David Teboul : Gaumont me l’a proposé et j’ai accepté avec enthousiasme. J’avais envie de réaliser un film sur sa légende, au-delà du stéréotype auquel elle est associée, et de raconter la manière dont elle est entrée dans l’histoire du cinéma, en y mêlant la sienne. Je voulais qu’il prenne la forme d’un dialogue entre elle, personnage de fiction se livrant dans ses Mémoires – dits par Bulle Ogier –, et le cinéaste amoureux que j’étais. Car Bardot a occupé mon enfance et mon adolescence, et nourri mon imaginaire érotique. Puis j’ai grandi, aimé le cinéma, et, en découvrant Le mépris de Godard, j’ai à nouveau éprouvé un choc.

Qu’aviez-vous envie de montrer du personnage ?
Derrière l’euphorie, la profonde mélancolie qui traverse Bardot et qu’a su révéler Godard. Il a saisi quelque chose de très intime chez elle. Car en la débarrassant de tous les artifices, il l’a transfigurée. Je voulais aussi montrer sa part d’enfance, omniprésente, qui explique ses liens avec les animaux. Son désintérêt enfin pour le cinéma – cette manière de vouloir à tout prix contrarier son destin d’actrice – m’a beaucoup intéressé, comme le fait qu’elle soit passée à côté de la Nouvelle Vague, tout en l’inspirant. Aujourd’hui, Bardot est très loin du cinéma, et en même temps, elle vit totalement dans sa légende, entourée de photos d’elle et de reproductions de magazines, dans ce rapport d’amour-haine qu’elle n’a jamais cessé d’entretenir avec son image.

Comment s’est passé le contact avec elle ?
Après un premier rendez-vous manqué, j’ai été extrêmement bouleversé quand je l’ai rencontrée, une seule fois, à Saint-Tropez. Elle s’est alors beaucoup protégée et il a fallu la convaincre. Mais elle m’a dit quelque chose d’extraordinaire : « En ne voulant pas être dans votre film, je vous fais un cadeau. » J’ai compris qu’il fallait que je construise le récit sur cette absence. Elle m’a, en revanche, laissé libre accès à ses maisons de La Madrague et de La Garrigue, comme à toutes les archives de son père. Et dans ce décor qu’est son intérieur, j’ai eu le sentiment de replonger dans les années 1960, avec une sorte d’étrangeté. Le tout constituait la matière cinématographique d’un film sur un fantôme vivant, sur le présent d’un passé. La tension du film repose sur une incertitude : on a le sentiment qu’elle peut surgir à tout moment.

Les images tournées par son père recèlent des trésors...
Son père aimait le cinéma, et l’a filmée depuis ses premiers jours jusqu’à ses 15 ans. Après avoir cherché à se dérober, Brigitte se tourne vers la caméra vers l’âge de 7 ans pour en devenir prisonnière. On voit aussi comment la danse lui permet de fuir l’univers familial et de s’émanciper, même si le cinéma la rattrape à travers son désir pour Vadim. Et ce gourou, dont elle est amoureuse et qui la désinhibe, réalise Et Dieu créa la femme, un accident qui deviendra le phénomène que l’on sait.


Comment expliquez-vous son insolente liberté pour l’époque ?
Elle tient essentiellement à son rapport naturel au corps, qui n’existe alors chez aucune autre actrice de sa génération. Bardot est une conservatrice transgressive, d’où la puissance qui émane d’elle.


Propos recueillis par Sylvie Dauvillier pour ARTE Magazine

Le documentaire, présentation :

En 2011, Brigitte Bardot donne son accord pour un projet de documentaire biographique. Quand le réalisateur David Teboul la rencontre pour la première fois, sa réaction est sans appel : elle ne participera pas au film mais lui donne accès à ses archives familiales, une multitude de films réalisés par son père, des premières heures de son existence jusqu’à sa métamorphose en déesse des écrans. Elle l'autorise aussi à filmer librement les lieux de sa vie : les maisons de La Madrague et de La Garrigue à Saint-Tropez, ses refuges à elle. À partir de cette matière infime, précieuse, le cinéaste élabore un portrait intime de l’actrice en forme de déclaration d'amour. Il s'appuie aussi sur des passages d’Initiales B.B., l’autobiographie de l'actrice, dits par Bulle Ogier (très émouvante) et sur des extraits de films. De son enfance en milieu bourgeois – auprès d'une mère indifférente, d'un père autoritaire et d'une petite sœur qu'on lui préfère – jusqu’à son retrait du monde il y a trente ans, David Teboul réussit un portrait rare, émouvant, empathique. Il y donne à voir, pour la première fois peut-être, toutes les contradictions d'une femme passionnément amoureuse, mélancolique et sauvage, qui parvenait si mal à distinguer la vie du cinéma qu’elle faillit en mourir.

BB contre Brigitte

"J’ai 7 ans, mes parents m’offrent un album intitulé Brigitte Bardot, amie des animaux (…) C’est comme ça que je vous ai rencontrée. L’enfant que j’étais est tombé amoureux de vous." Avec une délicatesse extrême, David Teboul scrute les images familiales et les extraits de films, s'y arrête parfois pour détecter un indice, un geste, imaginer ce que ressent cette enfant qui, à 15 ans, sera projetée brutalement sous la lumière. "En 1950, je devins mascotte de Elle et le destin se mit à marcher contre ma volonté", écrira-t-elle. Roger Vadim, Trintignant, Samy Frey, Gainsbourg… : les passions amoureuses s'enchaînent, les déceptions succèdent aux extases, la mélancolie s'installe toujours. Celle qui "met tous les personnages dans sa peau" tente de se suicider après le tournage de La vérité, de Clouzot, en 1961. Jusqu'à se retrancher finalement avec ses animaux, comme réfugiée dans une nouvelle enfance, au creux d'une maison dont les murs, pourtant, sont recouverts des images de cette gloire qu'elle a tant voulu fuir.

Mon commentaire sur ce documentaire :

Documentaire intéressant par le double cadeau de BB au réalisateur, refuser de se montrer sauf à la fin, en pénombre avec ses chiens, ouvrir la Madrague, la Garrigue au cinéaste qui se montre respectueux de ce qui s'offre par plans fixes, travellings lents, horizontaux (séquence de la piscine aux embruns ou le golfe de Saint-Tropez vu à travers la fenêtre dans son état venté)

Le titre La méprise me semble renvoyer homonymiquement au Mépris de Godard mais je ne suis pas sûr que ce soit un bon titre, vu le documentaire. Ce n'est pas explicite. Est-ce elle qui s'est méprise et à quel sujet, le cinéma, les hommes ? Est-ce le public qui, partagé, s'est mépris sur sa vérité ? Se méprend-on quand on la traite d'extrême-droite suite à des déclarations pour lesquelles elle a été condamnée ? C'est peut-être tout cela à la fois et plus encore. Peut-être se méprend-elle sur elle-même, déclarant ne plus avoir d'intérêt pour sa période star mais sa maison étant tapissée de photos, bibelots du temps ?

Très secrète aujourd'hui tout en étant démonstrative, éruptive, elle est à la fois claire et obscure, animée par sa cause animale qu'elle défend avec sa Fondation de façon efficace, faisant donc de la politique à un niveau mondial au grand dam de pays comme le Canada, la Norvège, la Corée, la Chine ... Ce n'est pas donné à tout le monde une telle capacité. Je dis chapeau. Elle a réussi à transformer l'adulation pour la beauté naturelle de sa jeunesse en admiration et actions multiples d'innombrables anonymes pour l'amour des animaux, pour la cause animale, toute cette métamorphose à partir d'un sentiment, l'amour, qui déplace les montagnes dit-on et sans tenter de cacher son vieillissement par des liftings auxquels nous ont habitué les stars (Clooney s'est fait retendre les couilles, c'est devenu très mode là-bas), autrement dit l'adhésion des gens ne doit pas à une tromperie sur l'apparence. Encore chapeau.

Le dialogue improbable entre Brigitte Bardot via ses Mémoires, Initiales B.B. et le cinéaste via ses commentaires sur photos ou séquences de films dont ceux du père, amateur de cinéma sur le vif, est bien sûr lié à ce qui lie unilatéralement le cinéaste à l'actrice c'est-à-dire de l'amour sans doute complexe, une curiosité que la femme actuelle ne veut pas satisfaire et ce manque, cette absence mettent en branle le réalisateur pour notre plus grand bonheur car Brigitte Bardot n'est pas une femme comme les autres, parce qu'elle a su rompre au bon moment avec l'univers du cinéma en novembre 1973 et par son choix de la défense des animaux et de leurs droits dès le 6 novembre 1973, il y a quarante ans.

Commentaire de Victoria Luta sur Arte

Cher Monsieur David Teboul,

J'ai vu hier soir, motivée par un intérêt plutôt circonstancié, votre film-essai sur « BB ». Je l'ai trouvé exceptionnel. Je me presse donc à vous écrire avant que mon enthousiasme ne devienne tiède, essoufflé, lui aussi, par le temps qui passe.

J'ai dû comprendre qu'on a à peu près le même âge, que l'on appartient donc à une même génération « postmoderne » – pulvérisée,
désenchantée et orpheline de la berceuse des grands récits rassurants, comme dirait Lyotard –, mais que l'on aime, malgré tout, les prières de Kaddish. (Un premier paradoxe à prendre tel quel.) Alors, on blottit notre besoin de tendresse et de beauté dans des phénomènes appartenant à tout le monde et à personne. Comme le mythe de « BB ».

La première fois que j'ai lu les « Mythologies » de Roland Barthes, j'ai trouvées injustes et réductrices ses lignes sur « BB », mais je ne suis pas arrivée, toute seule, à étayer mon ressenti. (Étais-je trop jeune ?...)

Ce souvenir resurgit depuis hier soir et avec votre aide, cette sensation d’incongruité me devient brusquement plus claire : Barthes parlant de « BB » semble, plus que « BB », le prisonnier de son époque. Pire encore, Barthes écrivant sur « BB » dévoile un échantillon d'un amateurisme aujourd'hui pas plus qu'amusant. Son ancrage à la surface des signes lui refuse le moindre plongeon dubitatif dans les contradictions – que vous rendez si bien et si troublantes – de « BB ». Un deuxième paradoxe inattendu, que je saisis dans votre film comme on déballe un petit cadeau.

Vous l'avez compris, conditionnée par quelques attachements et reflex de lecture dont je ne peux me débarrasser, je vous ai cru et j'ai regardé votre film comme un « fragment d'un discours amoureux ». Votre récit de « BB » avance et s’émeut dans la tension d'une
absence que vous remplissez avec vos paroles, il guette la moindre goutte de « comédie sincère » dans cette biographie qui se dérobe de par son sur-exposition et vous faites ainsi le deuil d'un fantasme (« l'actrice qui ne naîtra pas »). Émouvantes avancée et quête de soi possibles uniquement dans la synergie d'une relation, et relevées par la confrontation à une altérité (un troisième paradoxe).

« J'ai peur pour vous », écrivez-vous, enfantin, à votre « Brigitte », en regardant son album de souvenirs dans lequel vous avez dû
déménager pour un moment. Sa vie à elle, éclairée par vos regrets et par votre quête du sens, par des conditionnels et des possibles entrevus et pas concrétisés, par la gravité, la mélancolie et les indices de l'implacable que vous savez décrypter si bien, sa vie a enfin le droit d'être vue et lue comme un destin. Comme on lit un livre quand on connaît sa fin, en quelque sorte. Et
la tendresse de votre regard lui confère plus que le bénéfice d'un portrait réussi ou d'un essai mémorable (l'un parmi d'autres) ;
votre tendresse et votre idiome amoureux lui donnent enfin le droit à une cohérence de destin que ses contemporains – en commençant par Barthes – brillent par dénier. En ce qui me concerne, me voici touchée par le sens que votre essai produit, et que je ne peux que m'approprier.

Je dois l'avouer : c'est un exploit de romancier bien conduit, qui m'a séduite et que j'ai suivi avec passion.

Je vous en remercie.

Portez-vous bien,

Victoria Luta

Commentaire de tavu sur Arte

Dommage, un commentaire pénible, qui fait des phrases et des phrases un réalisateur qui passe sont temps à se masser le nombril. Moi, moi moi. Je, je, je. Il tente de créer une proximité avec BB qui demande un talent pour l'effleurer. Le ponpon, il se met en scène ! sans vergogne, avec sa voix elle aussi pénible. Il a un bol de tapioca dans la bouche, c'est pas possible. Dommage. Au secours ! Les images d'archive sont superbes, le commentaire de BB également.

Ma réponse à ce commentaire sur Arte

Je peux être en partie d'accord avec votre commentaire mais dans la mesure où Brigitte Bardot se refuse à être filmée aujourd'hui tout en ouvrant la porte de ses maisons, ne reste qu'un dialogue, une tentative de dialogue donc des phrases, celles de Initiales BB et celles du réalisateur s'essayant à un exercice d'empathie par le biais de photos et d'extraits de films

Effectivement, je trouve plus forts les propos de Brigitte que ceux du réalisateur; il ne me semble pas à la hauteur de l'amour qu'il lui porte ou plutôt ses mots ne sont pas à la hauteur car ses images par contre le sont, sauf sa mise en scène de dos ou dans le lit mais comme il nous a dit son rejet par la dame qui lui conseille de couper sa barbe, on rit presque de cette infatuosité ; quelle claque ! Je ne me permettrai pas de critiquer sa voix. Il a fait choix de dire son texte de cinéphile amoureux de l'icône qu'il tente d'éclairer.

J'ai profité de ce documentaire pour faire quelques recherches et voici pour l'actualité comme pour la postérité, ce que j'ai trouvé qui n'engage que ma subjectivité :

- Excellent article dans wikipedia

- La dernière image du dernier plan de son dernier film, le 48e de sa carrière, L'Histoire très bonne et très joyeuse de Colinot trousse-chemise la montre une colombe à la main, symbole de sa vie future consacrée aux animaux. Le 6 novembre 1973 elle se fait le serment que son nom, sa gloire, sa fortune et sa force lui serviront à les aider jusqu'à sa mort, à se battre pour eux, à les venger, à les aimer et à les faire aimer

- Brigitte Bardot a eu deux existences. La première commence en 1956, avec la sortie du film Et Dieu créa la femme. Le long-métrage de Roger Vadim annonce la Nouvelle Vague et bouleverse les mœurs conservatrices. A son insu, Brigitte Bardot devient le symbole de l'émancipation des femmes et de la liberté sexuelle. Après 48 films, elle met un terme à sa carrière d'actrice en 1973, lassée par le star-système et la surmédiatisation. En 1976, un reportage sur les bébés phoques écorchés vifs sur la banquise fait naître sa seconde vocation, la défense des animaux

- Le 25 novembre 2013, la Fondation Brigitte Bardot réagit suite à la prise de position de L'OMC

"C’est une position historique de l’OMC puisqu’elle reconnaît désormais le bien-être animal comme préoccupation morale, citoyenne, pouvant justifier des mesures commerciales contraignantes.

L’UE est dans son droit lorsqu’elle refuse d’importer et commercialiser les produits issus de la chasse aux phoques, elle l’a déjà fait pour les fourrures de chiens et de chats sans que cela ait entraîné un recours de la Chine auprès de l’OMC.

Les "arguments" mis en avant par le Canada et la Norvège pourraient se retourner contre eux, car c’est l’exception dont bénéficient actuellement les Inuits qui semble être remise en cause par l’OMC, sur base d’une distorsion de la concurrence. Le Président François Hollande a d’ores et déjà assuré à Brigitte Bardot, lors d’un entretien privé, que la France défendrait le maintien de l’embargo européen".

- On peut aduler la flamboyante Brigitte Bardot des jeunes années, approuver l'admirable combat de la maturité en faveur des animaux et tout autant l'exécrer pour l'effarant rejet de son fils Nicolas et les horreurs profanées à son encontre dans «Initiales B.B.», son autobiographie.

Idolâtre de la star, la journaliste Marie-Dominique Lelièvre lui consacre une hagiographie sirupeuse traversée d'épisodes terribles tel ce chapitre qui décortique le déni de maternité de l'actrice.

Tous les autres traits de sa personnalité (la sauvageonne, la bombe sexuelle planétaire, la lionne, la femme-enfant, l'égérie de son temps...) ont déjà été abondamment brossés sous la plume même de Brigitte et celle d'exégètes. Aussi, les lignes évocatrices du désamour filial ne prennent-elles que plus de relief. Un relief singulier, monstrueux, effroyable. Elevé par son père Jacques Charrier, le deuxième mari de Bardot après Roger Vadim, Nicolas vit aujourd'hui en Norvège avec son épouse et leurs deux filles. Discrètement. Loin de la mère dénaturée qui l'abandonna à sa belle-famille, dès ses deux ans, et ne le revit que de manière elliptique. Lui ne s'est jamais remis du récit abject que B.B. fit de sa grossesse. «Je ne crois pas aux liens du sang» confia-t-elle en 2009 à Christian Brincourt, reporter à Paris-Match. (Moi : et pourtant ces dénis existent, sont pris en compte, écoutés aujourd'hui, peut-être soignés ou traités par la mise en mots. Ce déni est peut-être à lier à la scène inaugurale, la réaction des parents à 7 ans après un vase cassé, obligation du vouvoiement et affirmation péremptoire que les enfants ne sont pas chez eux mais chez leurs parents ; refus de faire de la maison familiale, la maison de tous, parents, enfants. Alors je comprends que Brigitte ne croit pas aux liens du sang. Moi, non plus. Argument ou fait: dois-je aimer au nom de ces liens un père nazi, bourreau, violentant sa femme...)

«Chaque année, le 11 janvier, elle pleure. Le jour anniversaire de Nicolas» assure pourtant l'auteur, au terme d'une minutieuse et intéressante enquête. Ceux qui ont malgré tout gardé une vraie tendresse pour la dame de la Madrague qui préféra l'amour des bêtes à celui des hommes et à la vanité du cinéma ne demandent qu'à le croire.

Par Renée Mourgues
Publié le 07/02/2012 dans La République des Pyrénées

«Brigitte Bardot, plein la vue» de Marie-Dominique Lelièvre. Ed. Flammarion. 346p. 20€, aussi en collection J'ai lu.

- La scène inaugurale. Brigitte Bardot brise une potiche chinoise familiale à l’âge de 7 ans et demi. Elle s’en souvient quarante ans après. La réaction des siens est disproportionnée. L’enfant se retrouve obligée de vouvoyer soudainement ses parents qui lui disent que leur maison n'est pas la sienne mais seulement la leur. Brrr...

- Brigitte Bardot à propos de la mort, vidéo de l'INA :

http://www.ina.fr/video/I04121197

- BB fut bien sûr mon icône, épinglée, punaisée, collée sur mes murs, placards, casiers, cahiers à Coëtquidan, Montargie, à El Aneb en Algérie, entre 1959 et 1964, donc au moment de son émergence. Dès ma rencontre avec la mouette à tête rouge en octobre 1964, le réel d'une fille réelle supplanta les fantasmes provoqués par l'excitante BB qui fit du cinéma contre sa volonté et contribua, presque à son insu, sans en faire un combat féministe, en étant seulement elle-même, naturelle, moins artificielle que son aînée, Marilyn Monroe, à l'émancipation des filles et femmes. Reléguée dans un coin de mémoire, remontant à l'évocation de films comme La vérité, Le mépris, Viva Maria, suivant et approuvant tardivement son combat pour la cause animale (quand nous avons accueilli la chatte et ses 3 chatons abandonnés par la voisine, Mimine, Miquelou, Cyrilou, Lilou, c'était en 2003 ou 2004), n'étant pas loin de penser la même chose quant au genre humain qui n'est pas éternel et qui de lui-même s'autodétruira, cet article me permet de me la remettre en mémoire, de lui retrouver une place, juste j'espère. Ce qui est sûr, c'est que ce n'est pas avec elle que j'aurais eu l'idée d'entreprendre une correspondance sans rencontre, comme celle que j'ai eue avec Emmanuelle Arsan entre 1988 et 2005. Mais aujourd'hui, je me dis que cela aurait pu être initié.

JCG

Brigitte Bardot, la méprise
Brigitte Bardot, la méprise
Brigitte Bardot, la méprise

Il y a 3 ans, la mouette à tête rouge

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Pour ce 3° anniversaire du départ de la mouette à tête rouge, j'ai entrepris la lecture de Tombé hors du temps de David Grossman. Je me suis installé au Café, Les petites gouttes, esplanade Nathalie Sarraute, rue Pajol, dans le XVIII°, vers 15 H. Coin salon. J'ai lu 100 pages. Puis rentré, je suis tombé sur la lecture du 13 juillet dans la cour du Musée Calvet en Avignon. J'ai écouté ce que je venais de lire, dit par des comédiens fabuleux, de 17 H à 18 H 30. Le temps de récupérer la petite Rosalie, d'acheter une bouteille de Pouilly Fuissé pour la soirée, d'acheter du chinois, de déguster le vin en pensant à elle qui aimait ces bons moments. À 21 H, heure de son départ, après 14 apnées, comme la date de sa naissance, j'allume la télé pour regarder Le hasard et la violence de Philippe Labro avec Yves Montand, Katharine Ross, film de 1974. Le hasard avait voulu que ce film soit programmé sur ciné polar et il a très bien convenu à ce que je pense en tentant de le mettre en mots. Tout est fait de séquences, de brefs moments, d'êtres, éphémères mystères qui se rencontrent, ne se rencontrent pas. Ainsi du 19 septembre 2001 à 16 H sur la via Isabel au Triangle de la mort à Jaguëy Grande à Cuba, la rencontre improbable entre un poids lourd russe, chargé d'agrumes, et une Matiz d'occasion avec 4 occupants, tués sur ou sous le coup. Événement impossible à oublier pour la mère et la soeur et le père. La mère a pris 9 ans de temps avant de partir à son tour. Quel périple a-t-elle fait pendant ces 9 ans ? Quelle tourment a déclenché un jour ce cancer foudroyant qui l'a emportée en un mois ? Et pourquoi ce cancer fut-il un cancer de l'utérus ? Qui ne devine ce qui se destine souterrainement ? Suis-je celui qui reste encore un peu pour tenter de mettre des mots sur ça ? En août 2010, j'avais organisé un bocal agité au Baïkal pour les 10 ans du séjour du fils en cet endroit, un an avant sa disparition à Cuba. Un livre en est sorti, Baïkal's Bocal. Après la disparion de la mouette à tête rouge, 3 mois après le Baïkal, ce fut l'écriture de L'Île aux mouettes sur laquelle je reçois parfois des retours qui me disent que j'ai peut-être réussi à dire un peu du mystère du deuil, écriture où j'ai tout transporté de Cuba au Baïkal, 20000 kilomètres d'écart. Me voici depuis 3 mois replongé dans les ouragans cubains. Et des hasards viennent me télescoper, le récit de Grossman, Tombé hors du temps, celui de Coetzee, L'été de la vie, des nouvelles de La Havane Noir, présentées par Achy Obejas, l'assassinat par hasard de Kennedy vu par Philippe Labro dans On a tiré sur le Président, son film Le hasard et la violence où un bel amour est contrarié, meurtri par une altercation de hasard sur une plage de galets, entraînant la mort de l'homme. Autant de rencontres improbables dont, araignée tisseuse de liens, je me saisis pour de futurs récits si le temps m'en est laissé. Déjà a vu le jour Tourmente à Cuba, sans doute premier d'une série, déjà traduit en cubain pour un improbable destin à Cuba. Retour sur les lieux du crime, en 2014, 13 ans après, pour y inventer quelque histoire, y laisser une autre trace qu'un mémorial, une pierre tombale, un fragment d'étoile tombé là.

Le 30 novembre 2013, JCG.

Le hasard et la violence qui pourrait s'appeler aussi Le hasard et l'amour :

Auteur d'un ouvrage polémique intitulé Le Hasard et la Violence, le criminologue Laurent Bermann cherche en vain dans le midi une villa susceptible de lui apporter calme et confort, pour rédiger une réponse à ses détracteurs, La violence du hasard.

 Installé dans un palace bordant la mer, il se fait agresser un soir dans les toilettes par un maniaque du karaté. Refusant de porter plainte par conviction, Laurent reste évasif lorsque la police l'interroge, il ne songe qu'à faire soigner son poignet blessé.

 En découvrant le médecin-remplaçant de l'hôtel, la jeune et belle Constance Weber, Laurent ne songe plus à travailler. Un amour passionné les réunit bientôt. Laurent préfère à l'écriture la réflexion et la méditation avant de retrouver Constance pour de longues promenades en bateau.

 Confronté à la violence en reconnaissant à la morgue le cadavre de son agresseur abattu de sang-froid par un pâtissier, Laurent s'interroge. Il voit resurgir son passé de résistant en visitant une prison. Se souvenant alors de sa tentative d'évasion, il donne sa chance à un prisonnier et téléphone ensuite à Constance; il lui faut expliquer au plus vite son geste.

 La jeune femme abandonne ses malades et le rejoint. Sur la plage, des voyous l'importunent, Laurent s'interpose et une bagarre s'ensuit. Frappé sauvagement, Laurent repousse ses assaillants mais, quelques instants plus tard, vacille et meurt dans les bras de Constance. Le livre ne sera jamais achevé...

 

 

 

3 poèmes à écouter

 

Maman et Maman

 

 

Il y a trois ans, le 17 septembre 2010, la mouette offrait un pot de départ à la retraite à ses collègues de travail.

Pendant un mois, elle a abattu un travail considérable chez nous, extérieur et intérieur. Des changements prévus depuis longtemps étaient enfin réalisés.

Dès le 17 octobre, des douleurs dans le dos la clouèrent au lit. Elle ne put se rendre aux soirées Baïkal's Bocal et Envies de Méditerranée des 19 et 21 octobre au théâtre Denis à Hyères.

Le 29 octobre, elle entrait à l'hôpital Sainte-Anne à Toulon.

Le 29 novembre 2010, elle nous quittait.

Après plusieurs heures d'apnée, 14, comme le jour de sa naissance, le 14 février, jour des amoureux. Ce fut une sublime amoureuse.

dernière réplique de L'Île aux mouettes

L’Hôpital – La vie n’a pas de prix. Sauver ou pas une vie a un coût. Votre Dette, madame, pour la période du 29 octobre au 29 novembre 2010 dans notre établissement s’élève à 32.989 euros et 99 centimes d’euros, prise en charge par la sécurité sociale.

 

Dans son spectacle, Nous serons vieux aussi, Katia Ponomareva a rendu un magnifique hommage à sa mère, à partir des films que nous avions tournés comme tout un chacun.

Ce qui disparaît le plus vite c'est la voix. Il reste toujours des images, photos ou films.

 

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La Mouette

(cliquer pour voir la vidéo de 35 secondes) 

 

un petit bijou filmé en 2008, fin août, vers Batère par Bernd Lafrenz, comédien allemand jouant en solo les pièces de William Shakespeare, et récupéré le 9 juin 2011 à Antibes vers minuit, place nationale, à une terrasse de restaurant fermé, après son spectacle Othello, soirée dédiée aux trois disparus, fabuleuse performance d'acteur se saisissant de tout ce qui se passe, se dit dans la salle, dehors, une aptitude rare à saisir, à rebondir, faire rebondir; 

 

ça clac ! 

c'est la mouette ! c'est la vision, le souvenir, juste, de la mouette !

 

face à ce départ, je peux dire :

seulement 16825 jours ensemble ! quelle malchance !

déjà 16825 jours ensemble ! quelle chance !

 

j'ai connu 16825 jours de chance !

 

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La Mouette

peinture de Jean-Pierre Grosse 

 

 

L’Île aux mouettes

de Jean-Claude Grosse

  est parue aux Cahiers de l’Égaré

en février 2012

 

 

 

L’Île aux mouettes est un récit dramatique et un texte pluriel :

écrits intimes, poésie, théâtre, essais, méditations …

Personnages : 16, 9F/7H

des amoureux, des parents, des enfants, des passionnés de théâtre …

Thèmes : la vie, l'amour, F/H, la transmission, le partage, les incompréhensions,

les conflits intimes et relationnels,

les différentiels culturels, l'art du théâtre,

la mort …

Lieux :

le Baïkal, la Méditerranée, la grotte Chauvet, Cergy-Pontoise, Corsavy, l’hôpital …

 

L’île aux mouettes est un récit dramatique articulé autour de deux personnages, la mère (l’épousée), le père (l’épousé), confrontés à la disparition brutale du fils, metteur en scène, répétant La Forêt d’Ostrovski au Baïkal (9 personnages sont mis en situation pour ce module). Quelle mémoire gardent-ils du fils ? Quels effets dévastateurs sur eux et les autres personnages, la sœur, Baïkala, l’amoureuse du fils ? … L’eau, les mouettes à tête rouge, les rites chamaniques sont des éléments vivants de ce récit composé de modules aux écritures plurielles (écrits intimes, poèmes, monologues, dialogues, méditations, essais, jeu), agençables selon les parti pris de lecture ou de mise en scène.

 

format 13,5 X 20,5

248 pages

couverture quadri avec 3 photos

 

La vie est comme un zèbre,

une bande blanche,

une bande noire …

 

15 euros frais de port compris à l'ordre des

Cahiers de l'Égaré

669 route du Colombier

83200 Le Revest

 

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1201-149 COUV-Egare-Ile-3 (glissé(e)s)

 

Jean-Claude Grosse est membre des EAT, président de la filiale EAT Méditerranée, éditeur des Cahiers de l'Égaré depuis 1988 (145 titres publiés).

Il a créé et dirigé la Maison des Comoni, théâtre du Revest-les-Eaux puis de la communauté d'agglomération Toulon-Provence-Méditerranée de 1983 à fin 2004.
Auteur de La lutte des places (théâtre), La vie en jeu (aide à l'écriture de la DMDTS et séjour au CNES), Trois femmes (théâtre), Les enfants du Baïkal (poème-récit), Pour une école du gai savoir (un livre qui débloque), De l'impasse à la traverse (essais sur l'art et la culture), La parole éprouvée (poèmes) ...

 
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sculpture de Michel Gloaguen

Dans le noir, on entend des rafales de vent, des hurlements et chants de loups

Dans le silence et le noir, on entend

une voix de jeune fille, pure, douce, affirmée, sans hésitations :

 

Mon p'tit chat ! attends mon p'tit mot !

J'attends le transsibérien. Tu m'attends mais je ne sais rien de là où tu es, où je vais. La vie m'attend aujourd'hui, cuisses ouvertes. Si tu veux savoir où tu es dans mon corps et dans mon cœur, ouvre la chaumière de mes yeux, emprunte les chemins de mes soleils levants, affronte les cycles de mes pleines lunes. Je voudrais avoir des ailes pour t'apporter du paradis. Des ailes de mouette à tête rouge ça m'irait bien pour rejoindre ton île au Baïkal. Je transfigurerai les mots à l'image de nos futurs transports. Je te donnerai des sourires à dresser ta queue en obélisque sur mon ventre-concorde. Nos corps nus feront fondre la glace de nos vies. Avec des rameaux de bouleaux, nous fouetterons nos corps nouveaux dans des banyas de fortune. Je t'aimerai dans ta nuit la plus désespérée, dans l'embrume de tes réveils d'assommoir, dans l'écume de tes chavirements. Je courrai sur les fuseaux horaires de ta peau, vers tes pays solaire et polaire. Nous dépasserons nos horizons bornés, assoirons nos corps dans des autobus de grandes distances, irons jusqu'à des rives encore vierges. Nous nous exploserons dans des huttes de paille jaune ou des isbas de rondins blonds. J'aimerais mêler les sangs des morsures de nos lèvres, éparpiller les bulles de nos cœurs sur l'urine des nuits frisées, sous toutes les lunes de toutes les latitudes. Je m'appuierai sur ton bras pour découvrir la vie, ne jamais lâcher tes rives éblouies, arriver là où ça prend fin avec des bras remplis de rien … J'aime les cris de nos corps qui s'épuisent à vivre. Je t'ai ouvert un cahier d'amour où il n'y aura jamais de mots, jamais de chiffres. Il n'y aura que des traces de chair, des effluves de caresses et des signatures de mains tendres. Il y aura des braises dans notre ciel, des fesses dans nos réveils. À la fin du cahier, je t'aimerai toujours et nous pourrons le brûler plein de sperme et de joie.

Ton p'tit chat

 

Une voix d'homme

  Errance

 

Je m’en irai par les avenues des villes de Sibérie

Terre endormie

Novossibirsk Krasnoïarsk Irkoutsk Oulan-Oudé

je m’en irai sans me laisser séduire

par les promesses qui s’affichent

je m’en irai à ta rencontre

sans te chercher

car je sais que là où s’achèvent

ces villes aux filles de rêve

qui enlèvent le haut puis les bas

je ne t’aurai pas trouvé(e)

Alors j’irai par les rues défoncées des villages sibériens

Enkhelouk Sukhaya Zarech'e Boldakova

abandonnés à l’ivraie livrés à l'ivresse

j’irai sans m’attarder dans les bazars de misère

sans m’attacher aux filles légères

qui te montrent tout par petits bouts

j’irai à ta rencontre sans te chercher

car je sais que là où se tarissent

les nostalgies de belle époque soviétique

je ne t’aurai pas trouvé(e)

Mais quand j'arriverai

où s'affrontent houles et ressacs

sur les granits de l'île aux mouettes à tête rouge

au Baïkal mugissant

à 10000 kilomètres de nos lieux de surgissement

je te verrai

et je saurai

 

 

Une voix d'homme

 

 

À la croisée des chemins

 

Elle attendait

corps fermé à jamais sur son passé

Elle attendait à Moscou gare Iarolavski

sur le quai des départs transsibériens

ouverte à l’indéfini de la voie ferrée

prête à se saisir d’un hasard

pour en faire une chance

La fumée bleue des cigarettes avait donné ciel à ses rêves

la fumée blanche des trains avait agité ses sommeils

Elle attendait

qu’un train l’entraîne

gorge déployée voyelle après voyelle

o qui fait écho dans le dos

a qui s’exclame par le thorax

Qu’il l’entraîne

toutes chansons dehors

le ciel enfin au-dessus de sa tête

Demain

à la croisée de chemins de terre détrempée

assez loin de la gare de Babushkin

au bord du Baïkal

sur la rive bouriate

la rive du soleil levant

face au soleil couchant

les rêves de ses sommeils feront de moi

son arc-en-ciel

quand je lui demandera

dans quelle isba de la taïga

mêler les sangs circulant dans nos lèvres

porter nos toasts de Kedrovaïa

au lac aux morts à l'amour

pour vivre deux saisons

de cavale

en cabane

 

       Une voix de femme 

 

Prends

 

Je t’apporte un corps des lèvres une peau

des yeux une voix des gestes

je t’apporte mes caresses mes mots

mon cafard mes espoirs mes cuisses mon ventre

Prends-moi dans tes bras dans tes draps

Je t’apporte tout cela

et plus encore

mon cœur et ses faiblesses

ses angoisses sa force et son mystère

et ma tête ni bien pleine ni bien faite

Je t’apporte tout cela

sans calcul sans pari

sans savoir si je me donne ou me refuse

spontanément facilement

Je t’apporte tout cela

sans tendre la main

ni pour trouver toit

sans cris ni larmes

dispersée rassemblée

enracinée déracinée

dans un sourire pour aujourd’hui

Prends-moi dans tes bras dans tes draps

Débrouille-toi avec tout cela

Je ne sais faire ni vaisselle ni cuisine

pas même l’amour

Je ne sais que croire

sans savoir à quoi et sans savoir pourquoi

Débrouille-toi avec tout cela

aujourd’hui

peut-être demain

ici n’importe où

peut-être ailleurs

Peut-être que demain tu ne seras plus comme tu es

peut-être qu’ailleurs ce sera un nouveau départ

néant ou nouvel élan

peut-être qu’ici ce sera une foi nouvelle

ou une fois de plus

Prends maintenant

que je me délivre

car peut-être tout à l’heure

me verra partir sans bagages

à cause d’un vieux souvenir

qui vient me presser la tête

au milieu de la fête

poussée par le bargouzine

de l’impossible oubli

 

 

 Jean-Claude Grosse

 

 

mairie-Le-Revest-2003-2-1

Pour les 20 ans des 4 Saisons du Revest, en juillet 2004

Il y a 3 ans, la mouette à tête rouge

Tombé hors du temps/David Grossman

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Tombé hors du temps

récit pour voix

David Grossman

Points Seuil fin 2013


« Un homme quitte soudain la table du dîner, fait ses adieux à sa femme, après avoir gardé pendant cinq ans le silence sur « cette nuit-là ». Il se met en route pour « là-bas », à la recherche de son fils mort. De jour en jour, sa marche autour de la ville se fait plus obstinée. D’autres parents qui ont aussi perdu un enfant le suivent. Parmi eux, un cordonnier, une sage-femme, un centaure-écrivain tentent d’accepter l’intolérable, de matérialiser l’absence radicale de ceux qu’ils pleurent. Un chroniqueur commente leurs faits et gestes. Ainsi par la force et la grâce de la poésie, les personnages de ce récit polyphonique envoûtant parviennent un bref instant à rejoindre leurs disparus et à rompre la solitude que le deuil impose aux vivants. »

« Avec ce récit pour voix, David Grossman entre pleinement dans le monde du théâtre et de la poésie. Toute la pièce est tendue vers cet instant qui ne restera qu’un instant où tous se rejoignent, vivants et disparus. J’ai choisi de faire entendre sur le plateau toutes les voix et tous les personnages, ou presque, de cette œuvre polyphonique, que David Grossman ne nomme ni pièce, ni scénario radiophonique ni livret d’opéra, mais « créature ».

Son texte est écrit comme une fugue et il est incroyablement musical. Les personnages attirés par une sorte d’onde magnétique se rassemblent autour de l’homme qui marche et qui avance tel le joueur de flûte de Hamelin. Ils marchent avec lui, nouvel Orphée, qui les guide, les précède. Les acteurs portent la langue de David Grossman, cette langue qui pour lui est une manière de rendre le monde plus « nuancé ». Cette pièce est une expérience humaine et artistique, pour ceux qui l’interprètent comme pour ceux qui l’écoutent, où la parole est toujours à la limite du chant. C’est la tentative selon David Grossman, de « séparer la mémoire de la douleur ». » - Blandine Masson

J'ai lu ce récit pour voix et je l'ai aussi écouté dans l'enregistrement de France-Culture du 13 juillet 2013 dans la cour du Musée Calvet. Ce n'est pas la même expérience. 110 minutes pour entendre une lecture à voix haute forte, inspirée. Je pense que des frissons ont dû circuler, lier les auditeurs. La lecture du livre m'a demandé 3 jours, par interruptions, pour respirer, assimiler, comparer le récit de Grossman et ce que j'ai pu tenter d'écrire depuis la disparition du fils il y a 12 ans et celle de la mère il y a 3 ans, les deux disparitions me semblant liées.
Grossman convoque pas mal de personnes, un cordonnier, sa femme, sage-femme, un écrivain en panne, un vieux professeur de mathématiques, une ravaudeuse de filets de pêche, l'homme qui part là-bas, sa femme qui reste là, ici et monte au clocher du village, le duc et son bouffon, le chroniqueur de la ville. Aucun, chacun ayant perdu un fils ou une fille, d'âges différents, dans des circonstances différentes, en des lieux différents, ne vit le deuil de la même manière. Les sans noms (faudra bien en inventer un pour désigner les parents perdant leur enfant alors qu'il existe veuf, veuve, orphelin, orpheline) s'expriment par eux-mêmes mais aussi à travers ce qu'en rapporte le chroniqueur de la ville auquel le duc a interdit de penser, de parler de son propre drame. Récit en deux parties, la première étant le parcours singulier de chacun, la seconde, le parcours de tous vers l'enfant. Ce récit propose des formules, des questions d'une force étonnante. Je ne vais pas les énumérer (sépare la mémoire et la douleur, tu ne pourras plus jamais dire JE, approximativement) mais elles valent pour tous et pas seulement pour les sans noms car devant la disparition d'êtres chers, nous sommes douleur, révolte, colère, chagrin qui s'apaise, apaisement, acquiescement, acceptation, espoir aussi pour certains. Les différents protagonistes de cette marche vers LÀ-BAS, vers le disparu, vers la mort, celle de l'autre mais aussi la sienne propre semblent au bout de leur chemin particulier, dans leur marche funèbre finale, capables de dire tous ensemble que vie et mort sont deux faces, deux moments d'une même réalité.

En ce qui me concerne, j'ai un cheminement centré exclusivement sur mes pertes. Ce qui m'importe, ce n'est pas la catharsis possible permise peut-être avec mes mots, c'est la tentative de tirer un universel possible de ce que nous vivons tous : nous sommes mortels, certains nous précèdent, des enfants partent plus tôt que prévu, des épousées encore jeunes s'en vont, foudroyées. Peu importe les circonstances, âges. Est-ce acceptable autrement qu'en croyant à une vie après la mort ou en acceptant le retour aux poussières d'étoiles que nous sommes ? Est-ce justifiable, la mort ?

Une approche métaphysique et non un cheminement personnel plus ou moins psychologique me semble possible. Il s'agit d'aller vers une vérité pour tous et non vers une consolation personnelle même si bien sûr, la recherche d'une consolation est tout à fait légitime et pratiquée par le plus grand nombre.

Quelle peut être cette vérité universelle ? Naître n'est-ce pas faire injustice à notre insu à ceux qui ne naissent pas ? Je suis le résultat de la rencontre entre un spermatozoïde plus vigoureux qui en élimine des milliards dans la course à l'ovule fécondable. N'est-ce pas la dette initiale de tout vivant ? La mort serait la réparation de cette injustice première, elle serait retour aux choses, retour à l'indéterminé quand la naissance est détermination. Par la naissance, la phusis, la nature infinie, éternelle, indéterminée, créatrice de mondes mortels, inédits, donne la vie. Par la mort, elle retire exactement ce qu’elle a donné. C’est la justice de la Nature, la diké, justice cosmologique. Ainsi est justifiée la mort qui cesse d'être un scandale mais une nécessité cosmologique, j'insiste, non une nécessité morale car la naissance d’un monde réel fait injustice aux mondes virtuels qui ne sont pas nés à la place de celui qui a été engendré. La mort est donc réparation de l’injustice initiale, cosmologique, amorale. L’homme, par son hybris, sa démesure veut séparer sans succès naissance et mort, vivre et mourir, il rêve vainement, faussement, injustement d’immortalité. Dit ainsi, c'est abrupt mais ça me semble ce que Grossman (et beaucoup d'autres) cherche sans réussir à le trouver et à le dire. C'est quoi la mort, TA MORT, mon chéri, ma chérie, MA MORT ? C'est un moment du temps infini, c'est le retour au temps éternel de ce temps fini que fut ta vie, ma vie, une éloïse, un éclair dans le cours de la nuit éternelle, dit Montaigne. Avec une telle métaphysique, le titre Tombé hors du temps, tombe à côté de l'essentiel car créant du non-temps et du non-être là où il n'y a pas à séparer. Je dirai pour finir que cette pensée, forte, difficilement acceptable car nous sommes convaincus de notre nécessité ou au moins de notre unicité, de notre singularité, est une pensée fortifiante, apaisante, réconciliatrice parce que nous reliant au TOUT, à la NATURE. C'est de plus la pensée du premier philosophe, Anaximandre, dont il ne nous reste qu'une Parole. Il est assez peu compréhensible qu'une telle métaphysique de l'infini et de l'infinité des mondes finis ne soit pas plus investie. Comme si on avait perdu 2700 ans. Évidemment, le récit de Grossman est plus stimulant que le film Au-delà de Clint Eastwood ou même que The Tree of life de Terrence Malick. C'est bien quand même que des films tentent aussi de se coltiner avec ça. Rester sur sa faim est sain.

Carlo Rovelli, un de nos grands cosmologistes, a consacré à notre philosophe trop peu étudié, un livre Anaximandre ou la naissance de la science, chez Dunod, 2009.

On tirera le plus grand profit du livre Anaximandre, Fragments et témoignages, lumineusement présenté, traduit et commenté par Marcel Conche, aux PUF, 1991.

La Parole qui subsiste :

D'où les choses ont leur naissance, vers là aussi elles doivent sombrer en perdition, selon la nécessité; car elles doivent expier et être jugées pour leur injustice, selon l'ordre du temps ou selon la nécessité ; car ils se paient les uns aux autres châtiment et pénitence pour leur injustice

Les choses retournent d'où elles viennent par nécessité, car elles se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l'ordre du temps

Toutes choses ont racines l'une dans l'autre et périssent l'une dans l'autre, selon la nécessité.
Elles se rendent justice l'une dans l'autre, et se récompensent pour l'injustice, conformément à l'ordre du
temps.

"Trois évènements sans lesquels aucun être n’existe – venir au jour, séjourner, périr – trois évènements qui n’en font qu’un, puisqu’il s’agit des trois moments de cet évènement qu’est l’être lui-même (le fait même d’être) pour ce qui est. [...] Genesis, ousia et phtora désignent un seul évènement qui se continue – se continue jusqu’à son terme. Si donc, la genesis, l’ousia et la phtora sont temporellement déterminées, elles ne le sont pas à part l’une de l’autre : il s’agit de trois déterminations qui n’en font qu’une. Genesis, ousia, phtora, sont l’évènement génération-existence-destruction, ou des feuilles, ou des hommes, ou des cités, ou des nuages, ou des vagues de la mer.", un des commentaires de Marcel Conche.

APEIRON et PRAGMATA : l'illimité et les choses

A l'aube de la pensée occidentale résonne la phrase d'ANAXIMANDRE : "'Ce dont naîssent toutes choses est aussi ce vers quoi procède la corruption selon le nécessaire : toutes choses se paient les unes aux autres la peine et la réparation de leur injustice suivant l'ordre du temps". Enonciation énigmatique s'il en est, et d'une originalité absolue. Ce dont procèdent toutes choses (ta panta) c'est l'Apeiron, l 'Illimité, ou l'Infini. Mais illimité est plus juste, en ce que le grec dit bien "a-peiron", le non-limité, ce qui s'oppose à "peras", la limite. Ce terme d'Apeiron n'est pas un concept au sens strict puisqu'il ne désigne rien d'assignable, rien de définissable, rien qui puisse s'opposer à quelque autre réalité. L'Apeiron c'est le Tout qui englobe tout, toutes les choses particulières et finies (ta panta : toutes choses). Fondement inconditionné, inengendré et impérissable. Les choses naissent, se développent et meurent, toutes les choses, mais l'apeiron ne naît ni ne meurt, non qu'il soit séparé et transcendant (erreur des métaphysiques de type dualiste) , mais en ce qu'il contient toutes choses, est présent en toutes choses, fonde et fait disparaître toutes choses dans un éternel et inconcevable recommencement. Il est source absolue, fleuve portant, océan immense, englobant, nullement saisissable en aucun des éléments qui pourtant le constituent mais n'en épuisent pas la nature. Ne nous précipitons pas vers quelque théodicée : les dieux eux-mêmes sont soumis au destin, les dieux eux-mêmes sont apparus en un temps incertain, et s'ils ne meurent pas, ils ne sauraient pour autant s'égaler à ce qui les dépasse et les contient. Hommes et dieux, deux espèces parallèles, inégales certes, mais nées de la même mère (Pindare). En somme, l'eau primitive isolée par Thalès dans ses premières spéculations sur la Physis, et la terre, et le ciel, et l'éther, et les planètes, et le soleil, et les plantes et les animaux et les hommes et les dieux : toutes choses particulières, finies, toutes régies par l'insondable et éternel Apeiron!

Ce qui est remarquable, ici, c'est qu'Anaximandre dépasse d'un vol, haut vol, toutes les spéculations sur les éléments (eau, terre, feu, air ou éther), toutes les mythologies qui narraient les origines de l'univers et des dieux (Hésiode) pour dégager cette intuition extraordinaire du fond absolu, indéfinissable, irréductible à rien d'étranger à soi, complet, total et autosuffisant. C'est ainsi que les Grecs se rendent d'emblée à l'évidence du Tout, sans se perdre dans le détail des "choses", leur laborieuse nomenclature, leurs rapports incertains et aléatoires. Le regard s'élève d'un coup vers l'Immense, qui comprend autant les choses d'en bas (Tatare, Hadès) que les choses médianes (Terre, Océan, vent et marées) et les choses d'en haut (Olympe, Soleil et astres innombrables). Le Tout c'est l'Illimité, et dès lors n'est-il pas évident que les univers soient eux aussi innombrables dans l'immensité ?

Mais l'essentiel, et le plus difficile pour nous, est de bien saisir que cette vision de l'Apeiron ne saurait s'accoquiner d'aucune confusion avec les religions transcendantes. Aucune séparation entre l'Apeiron et les choses. Les choses en naissent, selon notre citation, et y retournent. Mais c'est là piège du langage. Elles ne cessent jamais d'en émaner, ni d'y retourner "selon l'ordre du temps". Mais tous ces mouvements sont contemporains, jamais distincts si ce n'est sous l'angle du temps, mais que signifie le temps dans une vision de l'éternité? Elles naissent et meurent éternellement, même si pour un regard particulier elles naissent à tel moment du temps (la fleur au printemps) et qu'elles meurent à tel autre (la fleur en automne). C'est là une donnée empirique. Elle n'est pas fausse, sous l'angle précis d'une observation temporelle, comme chose parmi les choses, ou chose pour une autre chose. Mais dans le mouvement éternel des choses comment distinguer un point de départ d'un point d'arrivée? Les choses sont à la fois soumises au mouvement temporel, en tant que choses mortelles et finies, et strictement intemporelles comme manifestations de l'Apeiron. On peut dire : dans le Tout infini des choses finies, qui se rendent mutuellement "peine et réparation", c'est à dire qui luttent entre elles pour "expier" à la fin l'"injustice " de leur existence et de leur combat. Mais on peut dire aussi : le Tout n'est en rien séparable des choses, les choses dans leur mouvement incessant ne sont pas séparées ni distinctes de l'Apeiron qui est à la fois les choses, leur fondement, leur somme, et leur mouvement.

L'Apeiron c'est les choses, sans être les choses

Les choses sont l'Apeiron sans être l'Apeiron.

On le voit : ce n'est pas un concept. C'est une intuition, c'est à dire un "voir" (Intueri : voir en latin, d'où intellectus, vision de l'esprit).

D'où le paradoxe entre la vision métaphysique et la démarche éthique. La métaphysique c'est la saisie intuitive du Tout. "Je parlerai du Tout" disait Démocrite. Epicure pense le Tout comme l'infini des atomes et l'infini du vide. Spinoza dira que la Substance c'est le Tout. Le Tout ne s'oppose à rien, car il ne serait plus le Tout. Donc il contient tout, il est tout, sans origine et sans fin. Cela l'esprit peut le penser, encore qu'il y faille un effort spéculatif qui n'est pas ordinaire. C'est la jouissance propre de la contemplation, qui peut nous élever au delà de bien des misères. Mais dans l'existence concrète, dans la démarche éthique, une stricte démarcation s'impose : l'Apeiron est inaccessible, inconnaissable, sans profit pour quiconque, grâce et gratitude divines, sans aucun rapport avec notre désir. De cela nous sommes à jamais dépossédés, et ce serait délire (mania) que de s'en réclamer à titre privé pour une action quelconque dans le monde. Ce serait office de gourou, et officine du tyran. L'éthique tombe sous le couperet de la PERAS, limite impérative, règle d'or et de plomb, nécessité vitale, ordre et désordre politique : les choses, ta panta, ou pour parler pyrrhonien : ta pragmata, les affaires, les processus, les phénomènes, "ce qui nous apparaît" et dont la nature intrinsèque nous est à jamais inaccessible.

Nous nous débattons dans la sphère des pragmata. Affaire, souci, nécessité vitale, désir et obstacle, volonté et passion, projet et déjet. De cela nous ne sortons pas. Les dieux eux-mêmes, ces sublimes et terrifiantes forces de la nature que nous avons personnalisées et idolâtrées, ne nous seront de nul secours. L'éthique vraie, la sincère, la toute innocente et toute gracieuse commence dans ce non-savoir qui s'assume sous la clarté du ciel.

GUY KARL

et ma propre page sur Anaximandre

http://les4saisons.over-blog.com/page-4418836.html

JCG

Tombé hors du temps/David Grossman

Mon voyage au Maroc

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Mon voyage au Maroc

9 mai 2013. Marrakech-Ifrane : Première étape d'un voyage de 10-12 jours dans l'est et le nord du Maroc. J'ai toujours fait jusqu'à présent le sud. Ça fait au moins cinq fois que je vais au Maroc dont une chez Salah Stétié, alors ambassadeur du Liban au Maroc et trois avec comme point de chute Marrakech où vivent mon frère et sa femme franco-marocaine, couple d'artistes peintres ayant exposé dans les lieux les plus connus du Maroc. Ils détonnent dans ce milieu par leur sens du contact, mon frère surprenant ses interlocuteurs en leur parlant arabe. Ils mettent tous les gens à l'aise et dans une société comme la société marocaine, il est agréable de voir comme les gens peuvent s'ouvrir dès qu'on parle leur langue, qu'on se met à leur portée. La plupart des Marocains peuvent se révéler gentils, même les barbus. Avec JP et Chéché, on ne risque pas de s'ennuyer tellement ils mettent de sourires sur les lèvres et de bonne humeur autour d'eux.

À partir de Kenifra, choix d'une petite route vers les sources de l'Oum er Bia jusqu'à ce qu'un effondrement de la route, jusque-là fort pittoresque, nous bloque. Demi tour donc. Cela m'était déjà arrivé dans les gorges de Todra. Il suffit qu'il pleuve abondamment pour que les oueds gonflent brusquement et mettent à mal certaines portions de route dans les secteurs montagneux, très pentus. Nous arrivons à Ifrane après 10 h de voiture. Nous faisons une balade dans la ville avec ses plans d'eau avant de passer la nuit à l'hôtel Perce-Neige. Ifrane est une station touristique de style européen, d'hiver et d'été, très propre parce que le roi y séjourne régulièrement. Des panneaux demandent de respecter l'environnement, d'autres signalent de ne pas répondre aux sollicitations corruptrices (bakchich).

Pour rejoindre Oujda depuis Ifrane nous empruntons à partir de Boulemane, de petites routes du Moyen Atlas, à environ 1500 mètres d'altitude. Sortir des circuits touristiques, oser les petites routes, voire les pistes (en quelques années, presque tout a été goudronné), c'est notre choix. Massif de Tichchoukt, El Mers, Aït-Maklouf, Imouzer-des-Marmoucha. Quasiment pas d'autres voitures ou véhicules que nous. Mais sur ces routes très sinueuses, mieux vaut toujours s'attendre à une rencontre inopinée. C'est ce qui nous arrive dans une descente à la sortie d'un virage avec un énorme poids lourd en face. Comment va-t-il franchir les centaines de virages très serrés que nous venons de passer ? Les paysages sont superbes avec vues sur le massif de Bou Naceur, enneigé. Que des troupeaux, des bergeries, des chiens, des bergers. Pas de douars, des mechtas, des fermas plutôt. Nous pique-niquons au bord d'un oued, un torrent impétueux, pieds dans l'eau bouillonnante (s'adresser à l'auteur pour géo localisation de l'endroit). À Guercif que nous atteignons vers16 h, après avoir fait 350 kilomètres en 8 h, nous prenons l'autoroute pour Oujda où nous sommes hébergés chez des sœurs de Chérifa. Très belles rencontres. En particulier avec Houria, sociologue, qui me propose de lire son mémoire de 1981 sur les femmes marocaines et les bijoux. Excellent travail s'appuyant sur Baudrillard, Goffman, Bourdieu et qui me semble, 30 ans après, toujours d'actualité. La méthode choisie est celle d'un questionnaire dans le cadre d'un entretien individuel. On a ainsi des témoignages de première main sur ce que vivent les femmes marocaines de moins de 30 ans, de plus de 30 ans, qu'elles soient illettrées ou cultivées, préférant les bijoux en or à ceux en argent, sur les fonctions de ces bijoux selon l'âge, le milieu, ce qu'elles en attendent, ce qu'elles éprouvent quand on les leur vole ou qu'elles les perdent. Il me semble qu'un tel travail scientifique doit être réinvesti dans le champ social soit par le canal de revues marocaines citoyennes comme Tel quel dont le directeur est actuellement poursuivi pour diffamation envers le Royaume, soit par internet sur des forums de femmes, soit par interviews sur une radio populaire comme Chaîne Inter. Houria, très investie avec ses étudiants dont elle déplore le déficit en expression française utilise le théâtre comme vecteur de notre langue pour leur faire assimiler des concepts sociologiques en lien avec leur vécu. Par exemple que devient l'estime de soi dans une société où le regard d'autrui, masculin mais aussi féminin et maternel, joue un rôle prépondérant tant pour le présent que pour l'avenir des jeunes filles. Le travail sous forme de saynètes sera présenté le 1° juin à l'Institut français d'Oujda. J'ai lu trois saynètes : elles sont parlantes, en particulier celle sur la rumeur, très vivace et crainte au Maroc, saynète qui commence par un apologue connu dans lequel Socrate interroge Criton qui veut lui révéler quelque chose sur Diogène : est-ce vrai ? est-ce bon ? est-ce utile ? Houria me propose aussi sa thèse : Émergence de l'individu, résistance du groupe. Je lis deux chapitres, l'un sur la vie amoureuse à Oujda, l'autre sur les stratégies de séduction chez les femmes et les hommes. Là encore, des témoignages à réinvestir dans l'espace social ce qui peut contribuer à modifier la situation. Comment ne pas être effrayé par ce désamour envers l'amour ? Cette méfiance des deux sexes envers les déclarations d'amour est le signe d'une société malade. Les hommes veulent la virginité et le salaire des filles. Les filles veulent la sécurité par le mariage. Jeu de dupes. Énormes déceptions et souffrances, haine envers l'autre sexe, couples ravagés, se détruisant. Tahar Ben Jelloun parle de cela dans son roman, Le bonheur conjugal, par antiphrase. Le port ou non du voile n'est pas essentiellement une question de conviction, cela ne relève pas de la liberté de conscience de chacune puisque cette clause n'a pas été introduite dans la constitution qui a suivi le M 20, le mouvement de la jeunesse du 20 février 2011. C'est devenu une question de survie pour la plupart des filles. En le portant, elles se protègent partiellement du harcèlement verbal, voire violent des barbus qui ne les lâchent pas tant qu'elles ne cèdent pas à leurs injonctions et du harcèlement des mâles très entreprenants. En le portant, elles peuvent, anonymes, non reconnaissables, vivre à peu près comme bon leur semble, elles peuvent obtenir du travail, des postes attribués par les islamistes au pouvoir. Elles n'hésitent pas à rentrer dans les partis au pouvoir, les syndicats inféodés pour arriver à leurs fins. Disons que le port du voile est à chaque fois un cas particulier, un cas personnel et il vaut mieux éviter de généraliser. Les barbus auront des surprises avec les femmes, la majorité, dans une ou deux générations. Au pouvoir au Maroc, en Tunisie, en Égypte, ils montrent leur incompétence et leur impuissance. S'ils acceptent le verdict des urnes dans les élections à venir, ces sociétés évolueront vers plus de démocratie mais il n'est pas sûr qu'ils accepteront leur défaite. Nous avons été d'accord avec mes interlocutrices pour penser que les peuples devront à nouveau descendre dans les rues, que l'avancée démocratique se fera par des voies violentes. Des dictateurs d'un genre spécial avaient imposé la liberté de conscience, la laïcité (Ataturc, Nasser, Bourguiba ...). Aujourd'hui on assiste à une régression, un recul, si bien sûr on pense que la démocratie est la forme universelle pour gouverner les hommes, ce qui reste à démontrer (Montaigne, Montesquieu ont bien montré l'impossibilité de produire des institutions à valeur universelle). Il pourrait y avoir quelque chose de sympathique dans le combat de l'Islam pour d'autres valeurs que la consommation. Les pays de l'est, la Russie soviétique ont raté leur projet socialiste en voulant battre le capitalisme sur le terrain de la production. Les pays capitalistes ont détruit les pays de l'est avec la politique des droits de l'homme. Cette politique des droits de l'homme ne marchera pas avec les pays d'Islam. La Chine ratera aussi son projet car trop inféodée à la production de biens de consommation et elle ne se laissera pas manipuler par les droits de l'homme. Quant aux pays d'Islam, ils sont particulièrement ambigus, usant de la manne pétrolière pour des projets politiques de déstabilisation de l'Occident. Les saoudiens en finançant le salafisme pur et dur, offensif et rétrograde, montrent clairement leur volonté de domination des corps et des esprits. Il en est de même des chiites qui ont un goût prononcé pour le martyre. Disons que chaque conflit en terre d'Islam nécessite une analyse particulière. On ne peut se contenter de la distinction entre sunnites et chiites. Aujourd'hui comme hier, les islamistes, nombreux, sont manipulés et manipulateurs. Exemples : Hassan II les utilisait contre les communistes, Ben Ali a favorisé les salafistes contre Ennahda, le Qatar favorise plutôt les Frères Musulmans, l'Arabie saoudite favorise partout les salafistes dont Al Charia en Tunisie. Bref, les paradoxes ne manquent pas et je comprends pourquoi quatre Marocains se sont intéressés en une semaine à Montaigne lorsque je suis allé à Casablanca pour présenter Marilyn après tout et où j'ai évoqué le livre de Biancamaria Fontana, Montaigne en politique. Le court séjour à Oujda a été l'occasion d'aller rendre visite aux parents décédés de Chéché, Houcine et Mazara. Tombes soignées dans un cimetière semblant à l'abandon. Y a-t-il respect des morts ? On peut en douter. Le portrait de Mazara par JP est remarquablement expressif : quelle tristesse dans le regard de cette femme après la mort de son mari, en 2001, qui a eu douze enfants dont onze filles, a élevé quinze enfants et petits-enfants, et dont une des filles, Fatiha, s'est occupée avec dévouement à la fin de sa vie (elle est partie à 89 ans le 1° août 2012). Parlant épitaphes avec Chéché, elle propose pour son père : à papa qui m'a tout donné; je propose : papa tu m'as tout donné. Pour sa mère, elle propose : à maman qui m'a tout appris; je propose : maman, tu m'as tout appris; JP propose pour cette femme illettrée mais remarquable : maman, tu avais tout compris.

EL HAYAT AJIBA
ATDERT TOUDERT AGUMA

Après deux nuits à Oujda, direction Saïdia. Ce qui frappe ce sont les énormes changements sur le plan des infrastructures routières. Toutes les villes ont de larges avenues au niveau des entrées et sorties. Sans soute des directives royales. Ça construit partout. Le souci de développement est visible. Le Maroc gagne en propreté. La mendicité est moins voyante, plus discrète. On n'est plus harcelé comme au début de mes voyages. Les bidonvilles ont quasiment disparu. À Casablanca comme à Rabat, le tramway fait partie des nouveaux transports en commun. La rocade méditerranéenne que nous empruntons permettrait d'aller de Tunis à Tanger mais la frontière avec l'Algérie est fermée. Et l'Algérie vient de rajouter 20 postes de contrôle supplémentaires en réponse à la demande marocaine d'ouverture. L'ouverture des frontières qui se fera nécessairement, donnera à l'Oriental, nom de la région d'Oujda, des atouts considérables, rompant avec l'isolement de cette région sous Hassan II, après le complot d'Oufkir. Le Maroc, moins riche en ressources que l'Algérie semble mieux réussir son développement que l'Algérie qui a connu la décennie noire quand le FLN a refusé de céder le pouvoir au FIS, gagnant des élections, et parce que les gens au pouvoir depuis l'indépendance confisquent l'essentiel des richesses.

À Saïdia, on me promet une nouvelle idée du bonheur. Ce n'est que de la publicité pour des appartements de location l'été. Je ne ferai jamais partie de ces cohortes d'estivants heureux.. À Cap de l'eau, dans un restaurant à étage où il n'y a que nous, nous mangeons des poissons grillés. Puis toujours par la rocade méditerranéenne, dont les travaux ont été pharaoniques, nous rejoignons Al Hoceima. Plus traces du tremblement de terre d'il y a 10 ans. Nuit à l'hôtel Mohammed V. D'Al Hoceima nous allons jusqu'à Targuist, nationale 2, à environ 1500 m d'altitude, au-dessus des nuages en contre bas. Nous sommes dans le Rif, c'est très vert, très varié, il a plu dans la nuit. Je n'ai pas vu de kif mais il y en a. C'est déjà le temps des moissons. Dans beaucoup d'endroits pentus, la récolte se fait à la faucille. Là où c'est plus plat et étendu, dans les plaines, on utilise les machines mais on en voit peu. Nous empruntons une petite route, la plus mauvaise depuis le début de notre voyage, pour rejoindre El Jebha. Nous nous retrouvons dans un brouillard épais pendant une bonne demie heure. À El Jebha, sardines grillées, encore meilleures que la veille. Café à Et-Tieta-de-Oued Laalou, en pays Rhomara, un coin là aussi en plein développement touristique mais nous ne sommes qu'au début de cette histoire. Nous profitons des derniers moments authentiques. Nous allons jusqu'à M'diq, hôtel Kabila, où une piscine de 20 m me propose quelques crawls en attendant de marcher sur des kilomètres de plage. Nous passons deux jours, deux nuits à M'diq mais le temps change. Le vent et la pluie font leur apparition. Nous découvrons un bon restaurant de poissons, le Méditerranée, deux rues derrière le front de mer. Nous quittons M'diq le 16 au matin, direction Tanger, la mythique. C'est moi qui ai souhaité cette destination, eux connaissent bien pour avoir exposé dans la galerie nationale Mohammed Drissi.

Tanger par la rocade méditerranéenne. Ce qui frappe d'entrée ce sont les promenades de bord de mer, récemment ouvertes, des kilomètres, à donner envie de marcher. C'est vrai jusqu'à Smir-Restinga. On avait observé la même chose à Martil, à M'diq. C'est beaucoup plus réussi qu'à Saïdia. Les paysages et criques sont variés. Comme il a dû pleuvoir abondamment dans les semaines précédentes, c'est très vert, très fleuri. Au fur et à mesure qu'on se rapproche de Tanger, le bord de mer est plus beau, graviers et sable noir cédant la place au sable blond. Port Tanger Méditerranée ne nous paraît pas si grand que ça mais c'est un signe de plus que le Maroc se développe, le Nord en particulier, avec pas mal d'incitations royales, le Roi, installé depuis 1999, ayant réservé son premier voyage royal à Tanger. On ne s'explique pas autrement les nouvelles entrées et sorties des villes. Plus possible de voir dans ce pays un pays sous-développé. De partout de grands panneaux annoncent des projets publics ou privés ou mixtes d'aménagement, de développement. Il n'y en a pas que pour le tourisme, même si c'est ce qui domine.

Nous nous installons au Riad Mogador, tout récent, baie de Tanger. Repas de poissons, coquillages, homards, dans un restaurant inconnu des guides et des touristes (géo localisation à demander par SMS à l'auteur qui aura du mal à retrouver ; je me souviens des arènes espagnoles, inutilisées depuis longtemps). Café chez l'oncle de l'ex-présidente du MEDEF. Visite d'une galerie de photos, la galerie Photo Loft, installée au 8° étage d'un immeuble, qui expose le Tangérois Pascal Perradin : Nature humaine, des diptyques. Intérêt pour les oeuvres de Julien Dumas, des portraits en situation, et de Kamil Hatimi, des paysages semblant se diluer dans le blanc, technique chère au peintre Michel Bories à la mémoire duquel j'ai organisé une exposition à la Tour des Templiers à Hyères et une au Château royal de Collioure. Bonne chance à la galeriste à laquelle nous proposons quelques noms dont Bernard Plossu.

Prise d'ambiance en cherchant le café Hafa, mythique. Café qui me rappelle un café de Sidi Bou Saïd, quand je visitais clandestinement la maison abandonnée du poète Lorand Gaspar, café en terrasses, tables dehors, thé à la menthe à boire comme toujours très chaud. Beaucoup de jeunes, filles, garçons, des touristes aussi, des Marocains revenus pour les vacances. Je pense à quelques écrivains qui ont rêvé leur Tanger ici, qui ont peut-être trouvé l'amorce d'un personnage, d'une intrigue, d'une révolution formelle, en contemplant la mer avec en face l'Espagne.

BHL a fait réaménager un ancien bordel jouxtant le café Hafa par Andrée Putman, partie le 19 janvier 2013. La contemplation des eaux lui rappelait les innombrables noyés du détroit, tentant de le franchir, attirés par l'Europe prospère. Ce réel socio-économique, le fossé entre Sud et Nord, a fini par l'emporter sur le rêve. Tanger lui est devenue plus difficile à vivre. Quand je vois le développement du front de mer qui permet de faire le tour de la ville côté mer alors que ce n'était pas possible il y a encore 5 ans, je me dis, pensant à ce que je vois chez nous, que nous sommes en train de régresser, que le sous-développement va bientôt nous caractériser. Il faudrait changer de mode de vie, de mode de production et de consommation mais nos modèles se sont mondialisés et on ne peut pas demander à ceux qui nous imitent et nous dépassent de renoncer à leur développement. On ira donc dans le mur. Eux aussi. Un peu plus loin, sur un promontoire rocheux, de nombreux jeunes en conversation, en pâmoison. J'aime. En promenade du côté du Marchan, nous tombons sur la SPANA de Tanger, la société protectrice des animaux marocaine. Nous visitons le lieu, très propre, où chatons, chattes, chiens, ânes sont soignés, nourris en attendant de trouver une famille d'accueil. Chérifa est très investie dans cette protection animale. Dans leur résidence, elle s'occupe de 47 chats, une autre de 40, leur action a donné lieu à un reportage télé diffusé plusieurs fois, dans un but pédagogique. Chérifa n'hésite pas à reprendre un Marocain battant son âne. Elle sait trouver les mots qui ne blessent pas et amène l'homme ou l'enfant à demander pardon à l'animal et à l'embrasser. Il est vrai que l'on voit trop souvent ce genre de scènes de brutalité et on se dit que l'école a des missions essentielles pour l'évolution des comportements et mentalités.

Après une soirée à regarder le film Michou d'Auber puis un débat sur la Syrie (avec le jeu des trois puissances régionales, Arabie saoudite aidant Al Qaida, Iran soutenant Bachar El Assad et le Hezbollah, Turquie aidant la rébellion, compliqué par le jeu des grandes puissances, offensif de la Russie, impuissant de l'Occident, et le jeu d'Israël qui a prévenu la Russie qu'il n'y aura pas de missiles russes pour Assad ; c'est une déclaration de guerre ; quant au Qatar, il définit sa position et son action par opposition à l'Arabie Saoudite et à l'Iran ; le livre de Gilles Kepel, Passion arabe, me permettra d'affiner ces analyses) et une évocation des attentats du 16 mai 2003 à Casablanca (il y a donc 10 ans), après une nuit à entendre les vagues se jeter sur le sable de la baie et le vent mugir, c'est une ville sous la pluie qui se réveille. Je veux absolument voir deux librairies, la librairie des Colonnes, la plus ancienne, et la librairie Les Insolites dont le nom m'évoque le nom de la compagnie de théâtre de mon fils, L'Insolite Traversée (Cyril Grosse aurait fini par débarquer à Tanger, sur les traces de Paul Bowles ou de Jean Genet mais il ne se serait pas senti traître dans la Cité de la trahison, plutôt en exil ; n'avait-il pas débarqué à Lisbonne sur les traces de Pessoa ou à Dublin sur celles de Joyce, de Bloom, sans parler de New York qui le fascinait). Hélas, sous la pluie, la ville tarde à ouvrir ses activités. Je n'ai donc pas pu interroger les libraires sur le colloque à Tanger, du 4 au 7 avril, avant Marseille, colloque organisé par le CiPM, sur William Burroughs et Brion Gysin. Je n'avais pu assister au versant marseillais du Colloque à Tanger, entre le 11 et le 13 avril, sortant à peine d'une pose de stents en urgence. Je resterai donc sur ma seule lecture du Festin Nu. Et sur ma résistance aux inventions formelles dont celles des deux compères de la beat-generation. Nous avons raté de quelques jours le Salon du livre dont le thème était cette année, l'éloge de la lenteur. Koulchi i foulki.

Nous quittons donc Tanger en fin de matinée après une visite à l'hôtel El Minzah, mythique pour les guides et après avoir fait trois fois le tour de la médina par le petit et le grand Socco, la place du 9 avril 1947, la place de France et des canons, la Terrasse des paresseux, le Gran Cafe de Paris. Dans la rue es Siaghin, nous découvrons l'agitation matinale du petit peuple, réactif au temps et proposant kway, parapluies. Je n'achète rien mais de ces douze heures dans un Tanger ensoleillé, pluvieux, venté, je garde quelques impressions, très différentes de celles des quelques pages lues dans Le goût de Tanger. Je n'ai rien vu de semblable aux petites coupures de Roland Barthes par exemple. Le temps des hippies est terminé, la crasse est peu à peu éliminée. Les bidonvilles dont celui monstrueux de Casablanca, vu vers 1987, ont quasiment disparu. Un grand paquebot de croisière est dans le port et le débarquement des passagers ne ressemble pas aux débarqués de Paul Morand.

Notre programme étant par la force du temps à modifier, nous décidons d'aller à Asilah, petite forteresse attirant pas mal d'artistes. Le vert, caractéristique de la ville, est progressivement remplacé par le bleu comme à Essaouira ou ailleurs. C'est dommage. Chaque ville a sa couleur pour les taxis. Asilah va perdre une partie de son authenticité avec ces bleus. Nous passons devant l'atelier d'Hervé dont nous avons vu des œuvres à Tanger chez un particulier. Nous avons aimé ses thèmes et sa palette très colorée. On frappe inutilement à sa porte. Il a dû s'absenter. Nouveau repas de poissons, friture de sept variétés, casa Pépé. Puis promenade dans la casbah. De nombreuses fresques murales, apparemment temporaires, changeant chaque année. Elles manifestent la créativité des artistes de la cité, appréciés par les amateurs.

D'Asilah, nous faisons un parcours surprenant (descente vers le sud puis remontée vers le nord pour aller de l'ouest vers l'est) pour rejoindre Chefchaouen où nous nous installons dans une maison d'hôtes, le darechchaouen. J'ai la suite du bout du monde, la plus en hauteur avec vue imprenable sur cette ville aux couleur bleues, c'est du blanc avec du nylon et en vieillissant ça donne ces camaïeux de bleus. Il fait 10 degrés, la météo s'est trompée quant aux températures, je n'ai rien de chaud, c'est jour de prière, beaucoup de boutiques sont fermées, je trouve quand même une jaquetta, une parka en laine de chèvre peut-être, pour 210 dirhams. Durée de vie prévue, une journée, je changerai la fermeture éclair à Marrakech. Nuit impossible avec les chiens qui hurlent, deux muezzins qui à 4 h du matin se font concurrence pendant au moins 20 minutes et bouquet, les coqs. Il fait tellement froid dans la chambre malgré 3 couvertures que je me lève à 6 h 45, prends une douche bien chaude puis descends au petit-déjeuner. Visite des ruelles de la médina dés 9 h pour éviter les touristes. C'est magnifique, propre, plein de surprises. Sur la place de la kasbah, plein d'enfants, d'adolescentes, qui chantent, dansent, très à l'aise. Une sortie culturelle à Chefchaouen pour ces scolaires. La ville compte 20 mosquées pour 42000 habitants. Elle a la réputation d'être très conservatrice. Le réveil de 4 h nous l'a prouvé. À l'hôtel Parador, nous prenons en photo quelques belles peintures d'un artiste local. Koulchi i foulecamp.

Imprévu de programme, nous renonçons à notre deuxième nuit dans la ville et en fin de matinée, nous allons sur Rabat. En route, arrêt dans une station d'essence, sans rien autour, en pleine campagne, avec restaurant pour locaux. Tajine aux légumes avec viande achetée directement au boucher, ils travaillent tous ensemble. Le résultat est succulent. Dois-je dire que nous mangeons pour 50 dirhams en moyenne, par personne. Sur la route vers Rabat, nous nous arrêtons chez un producteur de miel. Les prix sont 3 à 4 fois supérieurs à ceux de chez nous. Sans doute, rareté des producteurs alors que les fleurs sont innombrables, variées. À Rabat, Salé, promenade sur le front de mer qui vient de s'ouvrir dans la vallée du Bouregreg. Vaine tentative de trouver un hôtel à prix raisonnable. On décide à 19 h de rentrer sur Marrakech, l'arnakech, par l'autoroute. Nous arrivons avec une température de 15 degrés, après 3680 kilomètres de périples sans regrets.

19 mai. Pensée pour maman, partie le 19 mai 2001.

Me reste à préparer la lecture sur Marilyn après tout du 26 mai, fin d'après-midi. Et à rédiger quelques instantanés sur ce qui m'a le plus frappé.

Scoop : la Villa de France à Tanger où Matisse a vécu chambre 35 (3 m X 4,5 m) et peint quelques œuvres importantes après son aventure fauve à Collioure avec Derain, à l'abandon depuis de très nombreuses années et appartenant à des Irakiens de la famille de Sadam Hussein est en restauration. Responsable de la décoration, l'artiste marocain, Ben Dahman.

Rescoop : elle a même été rouverte puis refermée quelques semaines après, ne correspondant pas aux normes d’un 5 étoiles.

Hasard : le 21 mai, nous avons vu sur France Ô Un thé au Sahara de Bernardo Bertolucci. L’auteur de ce roman célèbre, Paul Bowles, est le narrateur dans le film. J’ai été très sensible à la lenteur de ce récit car ce qui se joue dans ces paysages désertiques sahariens, dans Tombouctou comme à Tanger en début et en fin d’histoire, est de l’ordre de l’intime, de l’indicible. C’est la vie intérieure, son évolution au contact de la différence (sexuelle F-H, ethnique et culturelle), se heurtant au mystère de l’autre et à l’insondable du désir, du rêve éveillé qui nous habite et nous anime (autodestructeur chez Port Moresby, constructif chez Kit Moresby), au mur de l’incompréhension (dans le couple, entre les langues, dans les comportements et attitudes), se perdant dans l’infini du ciel et du temps du désert, butant sur l’énigme de la mort certaine, qui est le cœur de l’action, ce que résume bien le narrateur : « Comme nous ne savons pas quand nous mourrons, nous prenons la vie pour un puits inépuisable. Tout n’arrive qu’un nombre limité, très limité, de fois. Combien de fois te rappelleras-tu un après-midi d’enfance qui est si intimement part de ton être que tu n’imagines pas la vie sans lui ? Encore quatre ou cinq fois, peut-être même pas. Combien de fois verras-tu la pleine lune se lever ? Peut-être vingt. Et pourtant, tout cela semble illimité. »

J'avais vu pendant mes 3 jours à Casablanca, le 10 mai, Ce que le jour doit à la nuit d'Alexandre Arcady d'après le roman de Yasmina Khadra. Film que j'ai revu à Marrakech, le 28 mai. Pour moi un bon film sur l'Algérie et la France de 1930 à 1962 et 50 ans après. Paysages, reconstitution historique, scènes de feu, sentiments (honneur, désir, repentance, pardon, amitié, fidélité à une parole, attachement à un pays, deuil), tout par courtes scènes, sans insistance sur la Grande Histoire, très présente, sauf le traitement de l'enfance qui pose toutes les relations entre les personnages de milieux différents, troublées par les événements (Mers-el-Kebir, guerre d'Algérie, départ des pieds-noirs et indépendance) et la "faute", la relation torride entre Jonas et Madame Cazenave, mère d'Émilie dont Jonas petit garçon était tombé amoureux (et réciproquement) et à laquelle il n'osera jamais avouer avoir couché avec sa mère à laquelle il a fait la promesse de renoncer à Émilie. Cette histoire d'amour faussement impossible de toute une vie tant pour Jonas que pour Émilie est métaphorique de l'impossible amour entre la France et l'Algérie. Je dis faussement impossible parce que le non respect de la parole donnée aurait peut-être permis à cet amour par l'aveu de la "faute" d'être un vrai et grand amour. À condition qu'Émilie puisse entendre et pardonner et que Jonas fasse l'aveu avec ménagement et respect, sans salir la mère, sans blesser la fille, défi très difficile dans le réel et pour un écrivain (il est plus facile de raconter une histoire qui foire qu'une histoire qu'on sauve). Hélas, Madame Cazenave, séductrice et manipulatrice, a su dominer à vie Jonas, faisant une partie du malheur de deux êtres aimés et s'aimant.

Le 22 mai, deux documentaires remarquables sur France 3, consacrés à la confiscation des printemps arabes et à la confrérie des Frères musulmans

Qu'ai-je retenu ?

En ce qui concerne les printemps arabes, la situation varie d'un pays à l'autre. Arrivée au pouvoir des Frères musulmans en Égypte avec une courte majorité, en Tunisie d'Ennahdha sans majorité mais arrivé en tête, au Maroc avec le PJD en tête aussi. Le poids du Qatar est considérable dans cette poussée des Frères musulmans et de leurs partis frères. L'Arabie saoudite développe le salafisme, ce qui entraîne des conflits entre mouvances islamistes sunnites. L'Iran développe les mouvances chiites qui parfois s'allient aux sunnites, parfois les combattent. Parler de nébuleuse islamiste n'est pas faux mais occulte un aspect essentiel, l'idéologie hégémonique qui les anime tous. Ce qui ressort aussi c'est que la corruption des régimes dictatoriaux déchus a favorisé l'islamisation de la société par le bas à travers les associations caritatives, les dispensaires, les écoles et autres soutiens aux déshérités des Frères musulmans. Les régimes déchus ont tenté tantôt la répression tantôt la conciliation mais la vocation de martyr des dirigeants islamistes et leur idéologie les installe dans leurs certitudes et dans la durée. Ils ont le temps pour eux et Allah bien sûr. Autrement dit, qu'ils choisissent la voie de la violence minoritaire et terroriste comme Al Quaida ou Aqmi, ou la voie de l'action en profondeur accompagnée parfois de violence (assassinat de Sadate), ils ne craignent rien, sont sûrs de l'instauration du kalifat mondial. On a affaire à une entreprise totalitaire. L'histoire des Frères musulmans est à découvrir et à interroger à partir du fondateur en 1928, Hassan el-Banna. Leurs ramifications à l'échelle mondiale sont nombreuses et puissantes. La télé Qatar Al Jazeera est un outil de propagande très au point. Le Jihad offensif ou armé conceptualisé par Saïd Qotb leur donne des outils idéologiques particulièrement simplistes et efficaces sur les gens simples: L'Islam est la solution. Redoutables rhéteurs, ils savent utiliser le miroir pour déstabiliser leurs adversaires ou ennemis dont le sionisme et l'impérialisme, genre les arriérés, c'est vous aujourd'hui ou nous ne faisons pas autre chose que vous avec votre UE, votre G8...

Décidément, mon séjour marocain va m'éclairer sur ce monde complexe dont je pense qu'il n'arrivera pas malgré tout à contrôler les corps et les esprits comme il le souhaite par haine de la démocratie, de la laïcité. Ce nouveau totalitarisme qui propage une culture de la haine se heurtera à la volonté des peuples arabes désireux de rejoindre pour au moins une moitié de chaque pays, la modernité, même s'ils font leur inventaire critique, leur droit d'inventaire de la modernité occidentale. Et cette volonté totalitaire se heurtera aussi à des faiblesses du monde arabe : divisions entre eux, démographie faible, puissance politique et militaire pas à la hauteur du projet. Des pays comme la Chine ou l’Inde seront peu réceptifs à cette idéologie.

Parlant avec Marcel Conche de la confiscation des révolutions arabes, il me dit : c'est pour ça que j'étais contre; je savais que ça favoriserait la guerre civile et ça c'est ce qu'il faut éviter à tout prix. Un bon gouvernement favorise l'apaisement, la conciliation, la réconciliation. Nos deux présidents, l'ancien, le nouveau attisent les divisions. Et les oppositions font de même. On a de très mauvais hommes politiques.

Instantanés marocains

Partout des parterres de fleurs, des squares bien aménagés, verts, entretenus, sans bancs le plus souvent. On consomme l'eau sans compter. Le Maroc n'a pas encore compris la nécessité d'économiser l'eau et de planter des espèces résistantes sur des sols favorisant la conservation de l'humidité. On ne connait pas les jardins secs.

Beaucoup de mobylettes, de scooters, bruyants, polluants. Beaucoup de voitures encore poussives et fumeuses. Des voitures puissantes qui veulent en imposer, marquer le statut du proprio. Une circulation plutôt anarchique. On grille les feux quand on est sur deux roues. On ne respecte pas les stops. On ne respecte pas les lignes et les limitations de vitesse et pourtant il y a une présence policière importante avec radars sur les routes et dans les villes. Le civisme n'est pas encore une vertu individuelle et collective. Mais on ne tague pas. Ils se permettent chez nous ce qu'ils ne peuvent faire chez eux car la société marocaine est très policée. Tout se dit et se sait. La rumeur est partout.

Le téléphone mobile est omniprésent comme chez nous. Le pays est hérissé d'antennes de retransmission même dans les coins montagneux, reculés. Cela semble changer la vie. Hommes, femmes, jeunes téléphonent. Cela doit contribuer à rompre l'isolement dans les bleds en particulier mais il ne me semble pas avoir vu de bergers user de cet appareil.

Train Casablanca-Marrakech. J'ai trouvé la dernière place en première, dos à la marche. À côté de moi, une jeune Marocaine et en diagonale, une rangée après, une autre jeune Marocaine avec deux jeunes hommes. La première va passer les 3 heures de train avec son miroir, ses pinceaux, son rouge à lèvres, sa pince, sa poudre et même son flacon de parfum, un vrai salon. En face, l'étudiante, belle, sans maquillage apparent, discute et pianote sur un Mac portable. De temps en temps, je me plonge dans Passion arabe de Gilles Kepel chez Gallimard. De temps en temps je regarde le paysage content que le soleil soit de l'autre côté et content de constater que ce que j'ai vu à l'aller n'a pas changé en trois jours.

Le gérant de la résidence où je séjourne a installé deux panneaux aux deux entrées avec l'inscription Attention aux chats et aux enfants, m'expliquant qu'il a mis chats en premier car les chats sont plus menacés que les enfants. Je trouve l'argument de bon sens. Le lendemain de l'installation, les inscriptions sont effacées. Un incivil dont le chauffeur a écrasé deux jours avant un chat, a demandé l'effacement. Le gérant a cédé sans en référer au comité de la résidence. Il y a du conflit dans l'air parce qu'un méprisant se croit au-dessus des règles de la copropriété.

À M'diq, au bout d'une promenade en bord de lagune, des femmes apparemment corpulentes, voilées, font de la gymnastique d'assouplissement. Bravo lorzalat crie-t-on. Elles éclatent de rire et continuent de plus belle. Nous faisons tous le V de Vive la Vie. Je vois beaucoup de femmes marcher vite ou courir, des hommes aussi, jamais les deux sexes ensemble sauf exception.

Tous les matins, je fais une heure de promenade rapide dans le quartier de Menara, plutôt résidentiel. Les maisons sont à un étage avec le toit en terrasse. Celles qui sont en construction auront aussi leur étage et leur terrasse. Dans le bled, nombre de maisons s'arrêtent au rez de chaussée avec les ferrailles prêtes pour l'étage quand le moment sera venu. C'est l'heure où les classes moyennes de ce quartier partent au travail avec leur voiture. Les jardiniers sont déjà en activité, balaient, arrosent, tondent, taillent. Les maçons bâtissent. Les gestes de ces travailleurs sont lents. Ils ont le temps pour eux. Les lots non encore bâtis servent de décharge, gravats, végétaux, plastiques. Incroyable cette abondance des plastiques qui volent de partout, s'accrochent aux épineux. Les femmes de ménage sont sur le devant de la porte ou sur le trottoir à nettoyer. Certaines quand ce ne sont pas les chauffeurs, lavent la voiture du maître. Il y a encore une génération, il y avait des esclaves au Maroc. Aujourd'hui, on a du personnel de maison. Les enfants sont livrés aux bonnes et à eux-mêmes. On se demande qui vit dans ces maisons alambiqués. On ne voit jamais personne aux fenêtres ou sur les balcons. On n'entend pas de radio. C'est très calme. Ça change du tumulte des zones populaires. Mais peut-être je préfère ce tumulte à ce silence.

Au marché, JP parle arabe. Ça épate les vendeurs. L'un d'eux lui demande s'il prie. Non, je ne suis pas un gentil. Mais si, toi t'es gentil.

Je discute avec un dépanneur TV. Il a 46 ans. Il est célibataire. Veut-il se marier ? Oui. Avec une femme cultivée et traditionnelle. Qu'est-ce une femme traditionnelle ? Une femme qui reste à la maison et qui élève ses enfants. Sera-t-elle voilée ? Oui. Je suis très jaloux. Mais ça se soigne la jalousie. Peu à peu il se lâche : la femme n'a besoin que d'un homme dans sa vie, l'homme en a besoin de 4 comme dit le prophète. L'hypocrisie de cette société se révèle. Il parle de respect, d'amour, de confiance mais il est jaloux, la veut pour lui seul sans s'interdire d'autres femmes à acheter. Heureusement, la femme cultivée voudra travailler. Et il est fort probable que s'il tombe sur une telle femme, elle le fera changer d'avis. Possible aussi qu'elle le plume. Ou qu'elle se sépare à un moment demandant sa part comme le nouveau droit de la famille l'accorde aux femmes, les hommes n'ayant plus le privilège de pouvoir répudier leur femme.

JCG

photos de Jean-Pierre Grosse

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Mon voyage au Maroc
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La dernière génération d'Octobre / Benjamin Stora

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  La dernière génération d'Octobre

Benjamin Stora

Pluriel / Hachette Littératures

 

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Ce livre m'a été offert lors de mon court séjour pour Marilyn après tout, à Lille, où j'ai rencontré des anciens de l'OCI (organisation communiste internationaliste dite lambertiste), dont la femme de Jean-Loup Fontaine, responsable de la région Nord Pas-de-Calais aux temps anciens de ma militance frénétique.

Jean-Loup Fontaine était cadre dans les PTT et il a été un dirigeant syndical régional apprécié. Il avait un violon d'Ingres, la poésie. Il fut récompensé par le prix Max-Pol Fouchet en 1993 pour L'Âge de la parole aux Éditions de la Différence. Mais il était décédé précocement d'un cancer, quelques jours avant le prix. Un dirigeant politique engagé dans la vie réelle que j'ai accueilli à Corsavy à l'occasion d'une ou deux cargolades (avec le vin bu au pourou, à la régalade) pendant des vacances d'été après les camps de formation à Chamrousse. 

Je suis rentré à l'OCI en octobre 1969, après un GER (groupe d’études révolutionnaires) de quelques mois. Le mouvement de mai 1968 m'avait entraîné dans sa lame de fond. Enseignant depuis 4 ans au Lycée du Quesnoy, je me suis spontanément investi dans la grève et toutes les activités inhérentes à un tel investissement  : membre élu du comité de grève du lycée, présence aux commissions de réflexion pour une école du gai savoir, membre élu aussi du comité de grève de la ville, nouveau pouvoir municipal, ayant à résoudre problèmes de collectes d'argent et d'approvisionnement de la population. Cela me valut d'être contacté par le PCF. Je déclinai l'offre. L'entrée des chars brejneviens à Prague le 20 août 1968 me dissuada définitivement de fréquenter ou de voter pour ce parti. Les élections des 22 et 29 juin 1968 furent une énorme claque. Il me fallut être à l'OCI pour comprendre. Le PCF en soufflant à de Gaulle en 1° page de L'Humanité, fin mai, le mot d'ordre de Dissolution de l'Assemblée Nationale, Élections anticipées, donna à la CGT les moyens de faire reprendre le travail à 10 millions de travailleurs en grève, pour que la question du pouvoir se règle par la voie électorale. Le mot d’ordre de l’OCI a été Comité national central des comités de grève. On eut droit à l'Assemblée bleue CRS la plus musclée de la 5° République. Un leader CFDT d'Usinor à Trith Saint-Léger que j’avais fréquenté pendant le mouvement résista à cette reprise. Il écrivit plus tard un livre sur cette « trahison » par la CGT et le PCF. Je cherche vainement à retrouver son nom. Le PCF n'a fait que régresser au fil du temps. Le 29 juin, je ne pus voter, notre fille naissant ce jour-là. Des gens bien intentionnés dirent qu'elle naquit le poing levé.  Avec un collègue, nous eûmes droit à la destruction par le feu, sur la place de la ville, de nos mannequins, comme cela se fait dans le nord pour Caramantran. Devant le lycée, sur le goudron, nos noms à la peinture blanche et l'inscription Heraus. En 1974, lorsque je quittai le nord pour le sud, les inscriptions y étaient encore.

J'eus le temps en mai 68 d'aller à Paris pour une ou deux manifestations et à Nanterre où j'étais inscrit en 3° cycle de sociologie avec Henri Lefebvre comme directeur d'un mémoire sur la sociologie des lieux communs que je n'ai jamais terminé, sans doute parce qu'impossible d'y travailler sans moyens informatiques permettant d'établir des corpus, de quantifier afin de valider ou d'infirmer des hypothèses sur le poids et la stabilité des lieux communs dans les mentalités, selon les sexes, les âges, les milieux sociaux, la localisation régionale. Je reste persuadé de l'intérêt d'un tel sujet, l'étude des mentalités étant aujourd'hui un élément essentiel de la compréhension des comportements collectifs, de la résistance aux changements. J'ai interviewé Cohn-Bendit et quelques autres, Duteuil, Granotier,  qui m'exposèrent leur théorie et pratique de la provocation-répression-élargissement ou généralisation. J'ai rencontré Baudrillard, Loureau, Lefebvre, Castel (je l'avais déjà eu comme professeur à Rennes pendant mes années Saint-Cyr, 1959-1961). Ma curiosité était diversifiée. J’en ai parlé dans Mai 68, Emmanuelle Arsan, Emmanuelle, nous et moi (doux émois)

À la rentrée de 68, j'adhérais sur incitation de mon collègue incendié, à la CIR (Convention des institutions républicaines, mouvement de François Mitterrand, où je participais à la commission relations parti-syndicats). Sûr que si j'y étais resté, j'aurais fait de la politique autrement, peut-être en carriériste. Mais survint un événement, l'absorption de l'usine de bonbons Lutti par La pie qui chante. Grève avec occupation. Je demande que notre section intervienne. Réponse  : Lutti n'est pas l'épicentre de la lutte des classes. Cela me choque. J'interviens quand même, tombe sur des militants de l'OCI qui eux interviennent. Je me fais exclure de la CIR et rejoins 9 mois après, l'OCI. J'avais fait une expérience concrète du double langage de la social-démocratie ou du réformisme. Je ne fus ni du 1° ni du 2° Congrès d'Épinay (juin 1970, juin 1971).

À l'OCI, j'eus la responsabilité de plusieurs amicales, donc responsable d'un rayon, pseudo Redon, pensant à des grèves de ce temps en Bretagne, tout en militant syndicalement d'abord au SGEN, ensuite au SNES (tendance EEFUO) et enfin au SNLC-FO. Je suis resté à l'OCI qui devint OT puis PCI jusqu'à fin 1980 (jusqu'en  1974 dans le Nord, puis ensuite à Toulon) où je fus, avec une dizaine d'autres, exclu du PCI puis réintégré après appel à la commission de contrôle du parti par Pierre Lambert lui-même descendu à Toulon. Mais la violence de ce qui nous était arrivé nous avait définitivement coupé de tout désir de militer.

À la différence de Benjamin Stora - j'ai dix ans de plus - mon engagement ne compensait pas un exil et une solitude. Lui quittait l'Algérie en juin 1962, moi j'y arrivais en septembre et j'y suis resté jusqu'en février 1964. Je dirigeais une compagnie de transmission étalée sur 300 kilomètres de Tizi-Ouzou à Miliana. Je garde de ce séjour algérien - après mes 2 années à Saint-Cyr où j'ai vécu le schisme provoqué par l'OAS et les partisans de l'Algérie française, opposés par la violence de la guerre civile au reniement de de Gaulle ayant opté pour l'indépendance, au cœur des élèves-officiers de l'armée française (nous étions clivés, partagés et souvent ça finissait mal dans les travées des dortoirs le soir) - un bon souvenir (occupant à titre de protection des maisons de pieds-noirs abandonnées, en particulier à Tipasa, tout près des ruines dont Camus a parlé, négociant avec des fatmas de mechtas la préparation de couscous pour les hommes, me promenant tranquillement dans la casbah où quelques mois plus tôt, je me serais fait égorger), bref, j'ai côtoyé un peuple doublement manipulé qui avait payé un lourd tribut pour son indépendance et qui me paraissait sans haine envers les occupants en voie de retrait. Dans le midi, à partir de 1974, j'ai vécu l'inverse, le ressentiment aveugle des pieds-noirs et de leurs enfants, petits-enfants.

Je me suis rendu compte plus tard que les Algériens avaient été très divisés, deux clivages, entre harkis et indépendantistes (les harkis paient encore cher leur engagement aux côtés des Français), entre messalistes et FLN. Chose étonnante  : c'est pendant qu'il est à l'OCI que Stora fait sa thèse sur Messali Hadj, soutenu par l'OCI quand la Ligue communiste révolutionnaire soutient le FLN. Moi, j'ai entendu parler de Messali Hadj entre 1959 et 1961 à Saint-Cyr. L'armée, pour accomplir ses missions, sait utiliser tous les savoirs dont elle a besoin  ; c'est ainsi que j'appris que la revendication d'indépendance remontait à 1917, que Messali Hadj avait créé l'Étoile Nord-Africaine dès 1924 puis le Parti du Peuple algérien puis le MNA, mouvement national algérien, que le FLN était une dissidence du MTLD de Messali Hadj. Enfant de troupe à Tulle, je remontais pendant les vacances à Paris dans le 18° arrondissement à la Goutte d'Or, vivant avec mes parents et mon frère dans une chambre d'hôtel, quand MNA et FLN s'entretuèrent dès 1955. Cela se passait la nuit malgré le couvre-feu.

Je me souviens des cours d'action psychologique à Saint-Cyr qui visaient à laver le cerveau des opposants ou à gagner le cœur des populations avec les techniques en vogue des sciences humaines. (deux conceptions  : infiltrer, déstabiliser et détruire y compris par la torture l'ennemi, choix d'un certain nombre de militaires, genre Aussaresses - j'appris la torture par des élèves-officiers marocains et tunisiens, comme le nom des poseuses de bombe, Djamila Bouhired, Djamila Boupacha mais pas Zohra Driff -  ou couper le cordon entre population et terroristes en gagnant le cœur des populations, rôle du 5° bureau et des SAS). Le manuel d'un officier français sur les techniques de la guerre d'Algérie est devenu la bible de l'armée américaine pour ses guerres contre le terrorisme, préfacé par le général Petraeus  : Contre-insurrection - Théorie et pratique du lieutenant-colonel français, David Galula. Mais comme le remarque Stora, la guerre d'Algérie ne fut pas au cœur des préoccupations des révolutionnaires qui lorgnaient vers le Viet-Nam, l'Amérique Latine, la Palestine. Lui s'en est fait l'historien reconnu.

Quant à moi, en juin 2002, j'organisais un bocal agité algéro-varois sur les 40 ans de l'indépendance et le retour des pieds-noirs, avec 5 auteurs algériens dont 2 femmes et 5 auteurs français dont 2 pieds-noirs, bocal de 3 jours avec livre publié à Gare au théâtre et représentation des textes par les compagnies varoises au Revest. En novembre 2002, j'organisais un théâtre à vif sur le 60° anniversaire du sabordage de la flotte. Je pense que de telles actions ont fini par lasser les tutelles soutenant l'action théâtrale des 4 Saisons du Revest d'où mon éjection en septembre 2004 de la maison des Comoni, le théâtre du Revest que j'avais créé et dirigé bénévolement 20 ans durant.

Le vécu militant de Stora fut bien sûr le mien  : militantisme frénétique selon la méthode objectifs-résulats. Réfléchissant à ce volontarisme, à ce subjectivisme forcené, l'historien en voit la principale raison dans l'analyse très déterministe (matérialisme historique, l'histoire comme science) de la situation politique (pas une réunion sans analyse de la situation, toujours mobile) sous l'invariant des forces productives devenues destructives, évidence ou principe intangible du programme de transition de Trotski élaboré en 1938. 30 ans après c'était le même constat économique et politique d'où l'effondrement du capitalisme est imminent, d'où dégénérescence des appareils d'état bourgeois, imminence de la révolution  et comme, autre fondement du programme de transition, la crise de l'humanité se résout à la crise de sa direction révolutionnaire, il y a urgence à construire le parti, d'où fierté d'en être un constructeur actif et conscient, sentiment de supériorité puisque on sait où on va, même si on ne sait pas où ça va et comment ça y va (la révolution ne se décrète pas et ne se lit pas dans le marc de café).

J'ai observé le même type de fonctionnement idéologique dans le mouvement de Jacques Cheminade, Solidarité et Progrès, quand je me suis intéressé à leurs propositions économiques, bien ciblées, lors de la présidentielle de 1995 (0,28% des voix). Catastrophisme de la situation (en 2013, la situation est toujours catastrophique comme en 1995, comme en 1968) donc urgence à intervenir, à s'engager.

Organisations pompe à fric par conséquent au nom de l'indépendance du mouvement. À l'OCI, la phalange, la cotisation mensuelle, était de 10% du salaire. Ajoutées à cette taxe, les incessantes campagnes financières et d'abonnements à Informations Ouvrières. La méthode objectifs-résultats est  une méthode d'inspiration capitaliste censée combattre le capitalisme par des moyens capitalistes comme on combattait le stalinisme ou le gauchisme avec les méthodes staliniennes c'est-à-dire avec violence et autres ruses visant à s'assurer le contrôle des AG.

On trouvera dans ce livre nombre d'autres réflexions. Je retiens que mon séjour dans l'OCI a été le moment le plus propice au développement de ce parti. L'objectif de 10000 militants avait été fixé après l'arrivée au pouvoir de Mitterrand en 1981, le PCI ayant joué un rôle non négligeable dans ce succès en appelant au vote Mitterrand sans condition dès le 1° tour. Mais je n'étais plus au parti et j'avais été choqué du choix du parti après tout ce que j'avais entendu sur Mitterrand, ministre répressif pendant la guerre d'Algérie et sur ce qu'il avait été pendant la guerre, ses liens avec Bousquet. Les fluctuations tactiques et stratégiques d’un parti aussi rigide sur l’analyse de la situation ont donné ce « chef d’œuvre », la candidature de Schivardi, candidat des Maires de France à la présidentielle de 2007. Ils ont dû refaire les professions de foi suite à la plainte de l’association des maires de France et Shivardi a fait 0,34% des voix. En 2012, Cheminade a fait 0,25%.

Si j'en crois Stora, la doxa rigide du PCI qui faisait que cette organisation était atypique dans le paysage politique (Lutte Ouvrière aussi) a facilité l'adhésion, de jeunes en particulier, en recherche de repères, d'inscription dans une histoire. En militant, on entrait dans une famille et une histoire, une double histoire, celle du trotskisme héritier d'Octobre après la bureaucratisation des PC et celle du mouvement ouvrier international, gangrené par la social-démocratie et le stalinisme. La classe ouvrière mythifiée, universalisée comme sauveuse de l'humanité, cela empêchait de regarder à côté, de voir l'émergence d'autres mouvements, féministe, homosexuel, écologiste, jeunes branchés musique et drogues douces ou plus, remontée du religieux, des communautarismes, du racisme... Cela dispensait de penser, de produire de la théorie économique, politique  ; on vivait sur des acquis vieux de 30 ans et plus. Le PCI était fermé à la nouveauté. Peu curieux de littérature, peinture, cinéma, théâtre, culture. Un parti hors mode. Changer le monde mais pas la vie. Les débats sur la vie quotidienne et encore moins les essais de vie autrement qui avaient agité les débuts de la révolution d'Octobre (Anatole Kopp  : Changer la ville, changer la vie, plus les livres importants de Henri Lefebvre, aujourd’hui de Pierre Rahbi) n'étaient pas à l'ordre du jour. Cela engendrait aussi des exclusions à la pelle comme dans le mouvement psychanalytique, des réécritures des récits fondateurs, bref des pratiques cautionnées par le centralisme démocratique, un oxymore qui a causé les plus grands dégâts.

Après le PCI, Stora a quelques temps cherché à construire une aile gauche au PS. On voit bien que de telles tentatives, sans cesse reprises, ne donnent rien. Les lois de l'histoire sont plus fortes que les appareils dit le programme de transition. La preuve n'en a pas encore été faite.

Pour ma part, dès 1983, je suis devenu conseiller municipal du Revest-les-Eaux jusqu'en 1995. J'ai contribué à y créer un festival de théâtre puis un théâtre, la Maison des Comoni, que j'ai dirigé bénévolement pendant 21 ans. En 1997, je me suis présenté aux législatives anticipées sans étiquette mais sur une ligne de rupture avec la finance internationale (loi Glass-Steagal, mise en faillite des produits financiers dérivés toxiques, poursuite pénale de Soros qui avait spéculé contre le franc ...) et sur une ligne de rupture avec les partis comme moteur de la démocratie parlementaire, préconisant des candidatures de citoyens sur la base de signatures citoyennes (j’ai fait 1% des voix dans la 3° circonscription du Var, celle où Yann Piat avait été assassinée, en 1994).  En 2006, je suis rentré au PS pour soutenir la candidature de Ségolène Royal  ; j'ai vite compris qu'on devait son échec de 2007 pour l'essentiel au PS dont je suis sorti. En 2008, j'ai conduit une liste contre le maire actuel sur un programme de village écocitoyen et mes collègues avaient décidé avec moi qu'on renoncerait à nos indemnités pour les mettre au service de projets citoyens d'intérêt collectif. Le bon exemple ne nous a pas suffi pour gagner. On a quand même fait presque 15% des voix.

Si nous en sommes où nous sommes, je pense que nous le devons à notre soumission volontaire. Nous nous complaisons dans les contradictions, et les tentatives de mettre de l'ordre, de résoudre logiquement, humainement les situations sont généralement vouées à l'échec. Je pense de plus en plus que nous sommes agités par des forces et des énergies de faible valeur, de petite amplitude, style vide quantique et ses fluctuations, rien à voir avec le grand soir vainement attendu, les petites et grandes explosions de violence sociale comme moteur de l’Histoire, que nous sommes joués au milliardième de seconde dans des jeux de toutes sortes (les jeux financiers se jouent avec des machines et des modèles mathématiques donnant des milliards d'ordres à la seconde) et que nous sommes à l'image de ce qui se passe dans l'univers. Nous devrions développer des métaphores (une métaphore est sans doute plus heuristique qu’un concept, nous avons besoin de pluralité de significations dans un monde et un univers aussi opaques où la transparence n’est atteinte qu’occasionnellement) empruntées à l'univers et à ses incertitudes (je dis  incertitudes pour prendre le contre-pied du scientisme qui ne parle que de lois, d'ordre, de constantes quand les plus récentes découvertes et théories semblent nous acheminer vers l'inconstance des constantes) pour tenter de parler de nous. Ne sommes-nous pas agités comme des mouvements browniens de 7 milliards de particules, d'hominuscules  dans un bocal nommé Terre ?         

 

JCG

 

Tout est bien ainsi / Marc Bernard

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Tout est bien ainsi

Marc Bernard

Récit

Gallimard, 1979

 

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Après La mort de la bien-aimée (1972) et Au-delà de l’absence  (1976), j’ai voulu lire le 3° récit écrit par Marc Bernard en lien avec la disparition de sa bien-aimée, Else, en 1969. Presque dix ans se sont écoulés. Marc Bernard a 79 ans, il est atteint d’une coronarite, astreint à un régime sévère, à des alertes, il est assez souvent fatigué, constate la diminution de ses forces, se désinvestit de la comédie humaine (mais quel humour ravageur pour parler de son invitation chez ses voisins anglais à Majorque). La nature qui a toujours compté beaucoup pour lui est encore plus présente, contemplée, source d’émerveillement plus que de questions.  Il est solitaire, apprécie  cette solitude parfois rompue par des visites, les unes agréables, les autres agaçantes. Entre Paris, Nîmes et Majorque. Il retrouve sa première femme dont il a eu une fille, l’occasion pour lui de revenir sur cette passion jalouse, sur cette impossible relation, à mille lieues de l’amour pour Else.

L’évolution des titres est significative. La mort de la bien-aimée est un récit tout entier rempli d’Else, du hasard-miracle de la rencontre près de la Vénus de Milo au Louvre aux derniers moments, plein des lieux habités, plein des questions que se pose l’homme sur l’après Else, pour elle, pour lui. Au-delà de l’absence est un approfondissement oscillant des questions métaphysiques que l’on peut se poser quand un être profondément aimé disparaît, trop tôt, oscillations entre deux noms et deux conceptions, Dieu ou la Nature, à moins que ce ne soit à peu près la même chose.

Tout est bien ainsi, voilà un titre d’acceptation, d’acquiescement à ce qui est, à ce qui apparaît puis disparaît. Il semble que la Nature l’emporte sur Dieu. Le mot panthéisme est utilisé. Les considérations scientifiques sur l’univers sont mises à contribution. Elles ont déjà 35 ans. Certaines sont devenues obsolètes. Sachant ce que l’on sait aujourd’hui, au moins à titre d’hypothèses encore à vérifier, il n’est plus possible de se contenter de ce que l’on voit quand on observe la voie lactée par exemple. Cette matière lumineuse ne constitue que 4% de l’univers. Il y a sans doute de la matière noire pour 23% et plus étrange, 73% d’énergie noire à effet répulsif provoquant une accélération de l’expansion de l’univers. La beauté d’un ciel d’été ne peut suffire à nos exigences de clarté. Elle est certes réelle et a sans doute un effet bienfaisant, nous réconciliant avec l’infini, avec les deux infinis qui effrayaient tant Pascal. Mais nos connaissances d’aujourd’hui nous propulsent dans des perplexités déstabilisantes, mettant en cause nos certitudes d’hier, nos modèles standard et nos théories à constantes universelles. On en est à une phase où l’élaboration théorique est fortement sollicitée pour tenter de répondre aux défis de ce que sondes, satellites, télescopes et autres appareils rapportent des confins stellaires et galactiques. C’est plus passionnant qu’inquiétant. Suivre cette actualité cosmologiste me semble nécessaire pour ne pas s’égarer dans une contemplation naïve, illusoire, seulement esthétique de l’univers. La quête métaphysique tendant à penser la Nature, comme le fait Marcel Conche, avec références aux résultats de la cosmologie mais en s’en écartant aussi à cause de l’illusion scientiste cherchant l’unité, à unifier quand il faut privilégier selon lui, la pluralité et la créativité, propose en assez peu de mots, métaphores et concepts de quoi installer d’autres rapports à ce qui nous entoure, nous enveloppe, nous englobe. Les attitudes vis-à-vis de l’englobant universel qu’est la Nature sont multiples, le plus souvent impensées, assez sommaires et simplistes. La contemplation esthétisante, de nature poétique, est plutôt passive. Elle ne stimule pas la curiosité, elle ne répond pas à notre naturelle curiosité.

Marc Bernard, à son insu, m’a proposé une attitude active. Il sait qu’il est mortel, il ignore forme et moment de sa fin qu’il sait prochaine (ce sera en 1983). Il se prépare, comme on prépare un mort avant la mise en bière. Mais c’est de son vivant qu’il se prépare. Il s’agit de se dépouiller, de faire honneur à celle qui vient alors qu’on est encore vivant, en ne se laissant pas aller, en étant respectueux de cette vie en nous, de ce corps qui se délite, en étant de plus en plus en harmonie avec ce qui nous entoure (il a une grande attention aux animaux, sauf les moustiques qu’il massacre s’il peut). Il s’agit de commencer à se dissoudre, à s’y préparer mentalement, il s’agit de se sentir participer au brassage universel, métaphore sans doute trop facile. Après le temps d’une vie vécue comme singularité puisque personne ne peut vivre à ma place, vient le temps de l’acceptation active du retour à l’éternel brassage dont on peut penser qu’il n’est pas seulement brassage de particules élémentaires, d’ondes électromagnétiques, de fluctuations quantiques mais aussi brassage de souvenirs, d’événements, de rencontres, de hasards heureux, malheureux, de liens profonds, de liens ténus. Me préparer au grand brassage, c’est pour moi, rassembler, exposer dans Fin de vie, comment je les ai vus partir, les êtres chers de 4 générations, comment je me vois partir, anticiper par l’écriture l’inéluctable. C’est dans un autre récit, faire récit réfléchi de quelques moments-clefs d’une vie singulière, d’une insolite traversée. Ce qui est le cas de toute vie même celle qui semble la plus banale. La 1° femme de Marc Bernard lui donne une sacrée leçon de courage et de dignité, d’acceptation de la maladie et de ses contraintes. Ces récits à venir, pour ceux qui restent, transmission, partage, mémoire vive avant oubli. Commencer à me dissoudre, c’est réduire ma surface d’exposition, réduire mes besoins, devenir homme très ordinaire, ennuyeux et s’ennuyant, silencieux, préférant écouter, absent ou presque au monde, sans révolte, sans colère, sans dégoût pour tout ce qui hier me fâchait, me mettait en mouvement, m’indignait, c’est me retirer de la comédie humaine, des jeux de pouvoir et de séduction, accepter l’érosion sexuelle, ne pas s’en remettre aux prouesses viagresques. C’est de temps à autre, recevoir et apprécier visite d’amis, continuer à apprécier ce qui s’offre aux sens, encore vifs mais qui vont déclinant. Lever ou baisser les yeux, regarder là-haut ou tout près, sentir, écouter, lire. Tout le contraire de ces vieux qui veulent s’éclater, profiter de la vie comme ils disent. Les adultes ne sont pas en reste avec cette conception jouisseuse de la vie. Je préfère la sobriété, sans le qualificatif heureuse  que rajoute Pierre Rabhi. Je formule cette hypothèse du grand brassage pas seulement de la matière mais aussi de la pensée, de l’esprit, parce que je crois que ce qui a lieu a lieu une fois et pour toujours, que rien ne peut effacer ce qui a eu lieu même si l’oubli semble faire son œuvre d’effacement. Mais peut-être est-ce prétentieux de vouloir donner de l’éternité à ce qui n’est qu’éloise dans la nuit éternelle (Montaigne) ?


En tout cas, voilà trois récits qui n’ont pas vieilli. Reste son dernier livre, un testament en quelque sorte,  Au fil des jours. « Une tâche noire est soudainement apparue sur ma main ; hier, elle n’y était pas. » « Les fins de vie ressemblent à des batailles. » « C’est en zigzaguant que nous approchons de la mort. » « Else est partout, dans l’arbre, l’oiseau, le bleu du ciel, le nuage noir. » « Nous serons une poignée de poudre redistribuée au hasard. »

 

Jean-Claude Grosse

 


Retour à Marx / Yvon Quiniou

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  Retour à Marx

Yvon Quiniou

Buchet-Chastel 2013

 

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Ce Retour à Marx est un livre important. C’est un livre rigoureux restituant l’essentiel du corpus marxien, théorique, historique, pratique. C’est un livre honnête se démarquant radicalement des essais divers de démolition du marxisme et du communisme. Il dénonce les impostures sémantiques sur lesquelles reposent ces essais jouant leur jeu idéologique dans le combat entre le Capital et le Travail, essais relevant pour la plupart d’une pensée de droite mais aussi d’une pensée de gauche trop orthodoxe ou trop opportuniste. C’est un livre critique qui tout en restituant le corpus marxien en pointe quelques erreurs ou insuffisances. C’est un livre de propositions pratiques en vue de revivifier l’idée du communisme comme objectif à atteindre non par volontarisme mais par nécessité historique car le marxisme est une théorie du mouvement de l’histoire, du communisme primitif aux sociétés de classe (esclavagiste, féodale, bourgeoise) et du socialisme au communisme comme fin de la lutte des classes.

La restitution du corpus marxien est centrée sur les conditions de l’avènement du communisme, conditions économiques, sociales, politiques. Le communisme ne peut advenir que si le capitalisme a développé toutes ses possibilités ce qui n’était pas le cas à l’époque de Marx, pronostiquant (prévision-prédiction scientifique) la révolution à brève échéance, ce qui ne fut pas le cas en Russie ce dont Lénine avait conscience, escomptant la révolution allemande (dont l’échec en 1923 eut des effets désastreux), ce qui ne fut pas le cas non plus en Chine. D’où en Russie la tentative de NEP (nouvelle politique économique), introduction d’une part de marché pour permettre le développement en particulier de l’agriculture. D’où aujourd’hui en Chine, la même introduction d’une part de marché, de capitalisme, pour accroître avec succès la production de biens.

Si ces introductions du marché semblaient judicieuses par rapport aux insuffisantes conditions objectives d’émergence du communisme (avec dans un premier temps, le socialisme, la différence entre les deux étant la place de l’état), les conditions de mise en place de ces politiques avaient un inconvénient. Elles n’étaient pas le fait d’une immense majorité mais d’une minorité imposant sa loi à la majorité, autrement dit elles n’étaient pas démocratiques mais autoritaires, justifiées par la dictature du prolétariat, notion mal comprise (justifiant la violence de l’état bureaucratique sur les ennemis de classe, épouvantail pour les pourfendeurs du marxisme-léninisme, mais à l’aune de l’histoire, la dictature du prolétariat c’est la Commune de Paris), qui a causé grand tort à la cause du communisme, en réalité minorité de bureaucrates (le Parti) s’appropriant l’essentiel de la production collective des biens. Manipulations, exterminations, corruptions ont fait progressivement le lit de l’échec du soviétisme qui n’a jamais été ni socialisme ni communisme. Le mépris des droits de l’homme a été une cause majeure de l’effondrement de l’URSS et des pays de l’Est. Les Etats-Unis comme les pays européens ont su faire des droits de l’homme un outil de combat idéologique contre le soviétisme, combat tempéré quand des intérêts économiques étaient en jeu (comme on le voit dans les relations avec la Chine). À quoi il faut ajouter selon moi, la militarisation forcenée de l’économie dans le cadre de la compétition avec l’Ouest (Castoriadis a fort bien analysé ce phénomène ; la guerre des étoiles annoncée par Reagan, un bluff, a été prise au sérieux par l’URSS qui a tout subordonné à l’impératif militaire). Si donc, le soviétisme ne fut jamais ni socialisme, ni communisme, (livre essentiel de Moshe Lewin, Le siècle soviétique, en comparaison de celui de François Furet : Le passé d’une illusion, essai sur l’idée communiste au XX° siècle ; un titre possible du livre d’Yvon Quiniou pourrait être L’avenir d’une prévision, essai sur l’idée communiste au XXI° siècle) on ne peut rejeter le communisme au nom d’un soi-disant échec.

Ce constat positif amène à se poser la question de la social-démocratie comme autre façon possible d’aller au socialisme et au communisme. Réforme ou révolution ? Ce débat fut féroce dans le mouvement ouvrier. Ce qui est sûr c’est que le bilan des social-démocraties n’est pas négligeable (pas plus d’ailleurs que celui du soviétisme). Elles ont obtenu par l’élargissement des libertés démocratiques, par l’amélioration des acquis sociaux, par le développement des services publics, par la mise en place d’un État Providence, de meilleures conditions de vie et de travail pour le plus grand nombre (elles ont aussi hélas été complices ou partie prenante entre autres dans la 1° guerre mondiale). Mais avec l’effondrement des pays de l’Est, le capitalisme, contenu jusqu’alors par la guerre froide puis par la coexistence pacifique, a repris férocement l’offensive. Nombre d’acquis ont été remis en cause. Une paupérisation généralisée s’est étendue. Le chômage a repris sa montée en flèche. Les sociaux-réformistes sont devenus des sociaux-libéraux. La social-démocratie est donc aussi un échec mais pas du socialisme, de la tactique croyant qu’on peut aménager durablement le capitalisme. Aujourd’hui on dit moraliser la finance internationale, moraliser la politique.

On en arrive à l’idée maîtresse du Retour à Marx : si des conditions économiques (elles semblent l’être avec la cannibalisation de l’économie par la finance), sociales (l’immense majorité comprend que l’on va vers une régression sociale sans précédent en particulier pour les jeunes ; seuls les séniors des classes moyennes et supérieures, égoïstes et jouisseurs, croient qu’ils échapperont à la précarité), politiques (la disqualification de la plupart des partis ouvre le champ des possibles, à de nouveaux modes d’interventions collectives et citoyennes ; on est étonné par l’inventivité des gens, des colibris ; elle rappelle l’inventivité de la Commune de 1871 qui fournit à Marx et Engels le modèle de la dictature du prolétariat avec entre autres le suffrage universel y compris pour les femmes, ses délégués élus et révocables … soit la démocratie la plus riche jamais réalisée dans l’histoire, qui dura 71 jours avant que les Versaillais, aidés, armés par les Prussiens ne massacrent les Communards) doivent être réunies pour inventer l’avènement du communisme, parmi elles, il y a la reconnaissance que le communisme est une idée morale, c’est-à-dire, a valeur universelle, en ce sens que le communisme suppose la plus large démocratie, se propose la satisfaction des besoins de tous, la réalisation de chacun (à chacun selon ses besoins et non selon ses moyens). Cette dimension morale du communisme lui confère une supériorité absolue par rapport à l’immoralisme du capitalisme. D’un côté, l’égoïsme de quelques-uns, de l’autre le désir de justice et d’égalité du plus grand nombre.

Cette dimension morale du communisme, peu formulée par Marx mais présente dans son oeuvre, est en phase avec la conception universelle des droits de l’homme, héritée de 1789, une révolution bourgeoise à contenu universel par certains aspects. Le communisme est une idée morale en droit : la référence aux droits de l’homme est en droit possible et juste. Mais je ne pense pas que cette idée morale en droit suffise dans les faits à mobiliser les gens, à rassembler l’immense majorité. L’impératif moral du communisme ne s’impose qu’en droit et qu’à ceux qui par éducation laïque, sont soucieux d’abord d’universel et pas d’abord de leur intérêt personnel et qui ne se soumettent pas à des intérêts idéologiques partisans souvent religieux. Dans les faits, dans l’état actuel de ce qu’est l’homme, exploité, aliéné, manipulé, soumis à ses intérêts égoïstes de survie (ce n’est pas une critique mais un constat), ce n’est pas cette idée morale, cette perspective du communisme qui mobilisera le plus grand nombre mais on observe bien une montée en puissance de la revendication morale, de l’exigence morale. C’est une exigence de plus en plus de gens. Elle suscite forums, rassemblements, mouvements comme celui des indignés. Les propositions de  moralisation de la finance, de la politique (voies de l’aménagement du capital cynique) rencontrent des échos très favorables dans l’opinion et obligent les politiques à prendre des mesures pour tenter de rester dans le coup. Ces tentations d’aménagement moral du capitalisme seront sans doute préférées, dans un premier temps à la rupture avec le capitalisme immoral, non amendable, puisque son moteur est le profit à court terme (et tant pis pour la planète et tant pis pour l’humanité), rupture que suppose le respect des droits de l’homme pour devenir effectifs et ce faisant, faire advenir le communisme.

Mais peut-être qu’il faut aussi comme pour la NEP, jouer d’une dialectique moralisation de la finance et rupture avec elle. Par exemple, le mot d’ordre de suppression de la dette (comme ça s’est toujours pratiqué dès la Grèce antique avec Solon) est sans doute un mot d’ordre de rupture quand le mot d’ordre de séparation des banques de dépôts et des banques d’affaires est un mot d’ordre d’aménagement tout à fait acceptable par le capital, indispensable pour le grand nombre. L’homme étant déjà de deux mondes, encore du capitalisme par intérêt, et déjà du communisme par sens de la justice, une telle dialectisation est à envisager.

Ma lecture du livre d’Yvon Quiniou est une lecture nourrie de mes propres réflexions. Je n’ai donc pas fait une note de lecture fidèle au déroulement du livre, plutôt une note centrée sur ce qui m’est apparu comme essentiel.

Dernière remarque : par les nombreuses références auxquelles Yvon Quiniou renvoie, on s’aperçoit  que la pensée marxienne est bien vivante, produisant des analyses, des critiques. Elle semble plus productive que par exemple ce que propose Comte-Sponville dans Le capitalisme est-il moral ? qui n’est qu’une tentative d’énoncer philosophiquement un truisme : si vous êtes capitaliste, faites du fric sans complexe, enrichissez-vous, exactement ce que disait DSK avant la chute.

Me reste à soulever un point de divergence. Dès le début, Yvon Quiniou expose sa position épistémologique favorable au déterminisme (réduisant la part du contingent) et hostile à la fascination d’un certain nombre de scientifiques pour le hasard. Le marxisme est un déterminisme historique : la marche de l’histoire répond à une nécessité de même nature que la marche de la nature telle que décrite par le darwinisme. Évidemment cette position est intenable et Yvon Quiniou introduit quand c’est nécessaire du contingent, donc de la place pour l’inventivité, pour la créativité humaine collective. Dans l’état actuel des connaissances, dans les sciences dures par exemple, deux modèles irréconciliables sont à l’œuvre, tous deux heuristiques, le modèle déterministe soutenu par Einstein, le modèle indéterministe soutenu par Bohr. Les deux modèles sont opératoires et sollicités. On ne voit pas pourquoi, il n’y aurait pas place pour des modèles indéterministes dans l’étude des phénomènes sociaux et dans l’action politico-économique. En Grèce déjà, des citoyens étaient tirés au sort pour définir la politique de la cité. Nos jurys d’assises sont constitués de jurés tirés au sort. Un travail récent semble montrer l’intérêt d’introduire le hasard non seulement dans nos jeux d’argent mais dans nos activités les plus sérieuses.

Alessandro Pluchino et Andrea Rapisarda, physiciens italiens, ont montré qu'un Parlement travaillerait mieux si une fraction importante des représentants du peuple était tirée au sort dans la population, puisque ces députés ou sénateurs aléatoires obligeraient les professionnels de la politique à œuvrer dans l'intérêt du plus grand nombre et non pas pour leur seule "clientèle". De la même manière, ils ont expliqué que le meilleur moyen de combattre le principe de Peter - selon lequel un employé qui monte dans la hiérarchie finit toujours par franchir son seuil d'incompétence - consiste à accorder les promotions au hasard... Après la démocratie et l'entreprise, Pluchino et Rapisarda, viennent d'attaquer à l'acide de l'aléatoire, la Bourse. Dans une étude mise en ligne le 18 mars ces chercheurs expliquent qu'au grand dam des traders et autres analystes financiers, en quête perpétuelle de justifications rationnelles aux fluctuations des cours boursiers, les marchés demeurent obstinément imprévisibles. Quelles seraient les performances d'un trader aléatoire ? Monsieur Duchemol, choisissant ses placements comme une bille de roulette choisit sa case, ferait-il jeu égal, mieux ou moins bien qu'un golden boy aguerri et appâté par la perspective de bonus mirifiques ? Pour le déterminer, nos chercheurs ont mis en compétition quatre stratégies courantes sur les marchés (et probablement mises au point à prix d'or par la crème des physiciens et mathématiciens recrutés par Wall Street et la City) avec une recette financière d'un nouveau genre, l'APBLC : au petit bonheur la chance. Puis, ils ont testé les capacités de ces modèles à prévoir le comportement quotidien (hausse ou baisse) de quatre grands indices boursiers - celui de Milan, le Footsie londonien, le DAX allemand et le S&P 500 américain - sur des périodes allant de quinze à vingt-trois ans. Au bout du compte, ces chercheurs se sont aperçus que le taux de réussite moyen de chaque modèle classique tournait autour de... 50 %, c'est-à-dire le score attendu et obtenu en tirant à pile ou face. Le fortuit faisait donc aussi bien que le savant - ou aussi mal si l'on se place du point de vue de celui qui débourse chaque année des fortunes en analystes financiers. Autre enseignement de l'étude, l'aléatoire est un bon père de famille. Il gagnera moins sur une fenêtre temporelle restreinte... mais il perdra moins aussi. A écouter les auteurs de l'article, on s'aperçoit que l'introuvable régulation financière est là : avec le hasard comme boussole, on obtiendrait une moins grande volatilité des marchés, la disparition des périlleux comportements moutonniers, l'éclatement des bulles financières avant qu'elles ne soient dangereuses et une plus faible exposition aux manipulations des gourous de la Bourse. La roulette comme martingale, en quelque sorte. (Le Monde, Le hasard, martingale boursière ?, Pierre Barthélémy, 4 avril 2013).

Bien sûr, il faudrait répondre à la question : le communisme aura-t-il plus de chances d’advenir par la nécessité (l’action déterminée, raisonnée du plus grand nombre pour éviter le pire, la barbarie, et produire le meilleur, le communisme, sachant que vouloir le meilleur peut parfois engendrer le pire) que par le hasard (le jeu aléatoire des milliards de comportements humains dont d’innombrables irrationnels, contradictoires entre eux, impossibles à mettre en équation, aux effets imprévisibles) ? ou l’inverse ?  ou les deux ? APBLC.                                                                       

 Jean-Claude Grosse

Karl Marx / Yvon Quiniou

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Karl Marx

Yvon Quiniou

Le Cavalier Bleu

 

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Dans ce petit livre paru dans la collection Idées reçues au Cavalier Bleu, Yvon Quiniou interroge les idées reçues sur Marx et son œuvre. Elles sont multiples, liées à deux phénomènes : le mauvais exemple donné par les régimes « inspirés » par le marxisme, en réalité par le marxime-léninisme et plus précisément encore le stalinisme ; et le besoin polémique de la bourgeoisie combattant idéologiquement Marx et son  œuvre en la déformant, la caricaturant dans des idées reçues sommaires mais efficaces pour détourner les masses de l’erreur, de l’illusion, de l’utopie, du totalitarisme, de la lutte des classes, de la dictature du prolétariat, de l’égalitarisme.

Pour chaque idée reçue, Yvon Quiniou tente de voir ce qu’elle peut contenir de vrai, en quoi elle est fausse et la remet dans le contexte de l’œuvre. Il apporte les nuances nécessaires car la pensée marxienne est complexe. Des aperçus synthétiques donnent des éclairages complémentaires sur Althusser, Bourdieu, Sartre, Gramsci, la dialectique selon Hegel, le matérialisme dialectique stalinien, la dérive de la révolution bolchevique, l’influence politique de Marx … En annexe quelques titres de livres pour aller plus loin. Bref un petit livre de mise au point, bon pour tout public, étudiants ne sachant quoi étudier, citoyens en panne d’initiatives, femmes au foyer se demandant ce qu’elles y foutent, salariés en voie de licenciement et bien d’autres catégories, altermondialistes voyant le monde s’effondrer, ex-stakhanovistes usés par les performances.
Une des fenêtres synthétiques s’intitule Marx controversé. Elle s’interroge sur la pertinence de la critique que certains font du déterminisme marxien (inspiré en partie du déterminisme laplacien). Le courant sociologique de l’individualisme méthodologique lui reproche de partir des structures sociales (des causes) pour expliquer la société et ses transformations alors que ces théoriciens pensent qu’il faut partir de l’individu et de ses motivations (des raisons). On peut ramener ce débat à l’opposition de méthode entre Pierre Bourdieu et Raymond Boudon. La longue mais indispensable comparaison entre les deux sociologues est tirée d’articles de l’encyclopédie en ligne: Wikipedia. D’un côté des causes (Bourdieu), de l’autre des raisons (Boudon).

Le monde social, dans les sociétés modernes, apparaît à Pierre Bourdieu comme divisé en ce qu’il nomme des « champs ». Il lui semble, en effet, que la différenciation des activités sociales a conduit à la constitution de sous-espaces sociaux, comme le champ artistique ou le champ politique, spécialisés dans l’accomplissement d’une activité sociale donnée. Ces champs sont dotés d’une autonomie relative envers la société prise dans son ensemble. Ils sont hiérarchisés et leur dynamique provient des luttes de compétition que se livrent les agents sociaux pour y occuper les positions dominantes. Ainsi, Pierre Bourdieu insiste sur l’importance de la lutte et du conflit dans le fonctionnement d’une société. Mais pour lui, ces conflits s’opèrent avant tout dans les différents champs sociaux. Ils trouvent leur origine dans leurs hiérarchies respectives, et sont fondés sur l’opposition entre agents dominants et agents dominés. Pour Bourdieu, les conflits ne se réduisent donc pas aux conflits entre classes sociales sur lesquels se centre l’analyse marxiste.

Pierre Bourdieu a également développé une théorie de l’action autour du concept d’habitus, qui a exercé une grande influence dans les sciences sociales. Cette théorie cherche à montrer que les agents sociaux développent des stratégies, fondées sur un petit nombre de dispositions acquises par socialisation qui, bien qu'inconscientes, sont adaptées aux nécessités du monde social.

L’œuvre de Bourdieu est ainsi ordonnée autour de quelques concepts recteurs : habitus comme principe d’action des agents, champ comme espace de compétition sociale fondamental et violence symbolique comme mécanisme premier d’imposition des rapports de domination.

L’opposition « structure/agency » (agent déterminé entièrement par des structures le dépassant/acteur créateur libre et rationnel des activités sociales) caractérise le travail conceptuel de Bourdieu avec une volonté de dépassement de cette opposition.

L’habitus est constitué en effet par l’ensemble des dispositions, schèmes d’action ou de perception que l’individu acquiert à travers son expérience sociale. Par sa socialisation, puis par sa trajectoire sociale, tout individu incorpore lentement un ensemble de manières de penser, sentir et agir, qui se révèlent durables. Bourdieu pense que ces dispositions sont à l’origine des pratiques futures des individus.

Toutefois, l’habitus est plus qu’un simple conditionnement qui conduirait à reproduire mécaniquement ce que l’on a acquis. L’habitus n’est pas une habitude que l’on accomplit machinalement. En effet, ces dispositions ressemblent davantage à la grammaire de sa langue maternelle. Grâce à cette grammaire acquise par socialisation, l’individu peut, de fait, fabriquer une infinité de phrases pour faire face à toutes les situations. Il ne répète pas inlassablement la même phrase. Les dispositions de l’habitus sont du même type : elles sont des schèmes de perception et d’action qui permettent à l’individu de produire un ensemble de pratiques nouvelles adaptées au monde social où il se trouve. L’habitus est « puissamment générateur » : il est même à l’origine d’un sens pratique. Bourdieu définit ainsi l’habitus comme des « structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes ». L’habitus est structure structurée puisqu’il est produit par socialisation ; mais il est également structure structurante car générateur d’une infinité de pratiques nouvelles.

Dans la mesure où ces dispositions font système, l’habitus est à l’origine de l’unité des pensées et actions de chaque individu. Mais, dans la mesure où les individus issus des mêmes groupes sociaux ont vécu des socialisations semblables, il explique aussi la similitude des manières de penser, sentir et agir propres aux individus d’une même classe sociale.

Bourdieu veut, au contraire, montrer que les agents ne calculent pas en permanence, en cherchant intentionnellement à maximiser leur intérêt selon des critères rationnels explicites. Il critique ainsi fortement la théorie de l’acteur rationnel : il refuse l’idée que les acteurs soient des stratèges minutieux et conscients à la poursuite d’intérêts longuement réfléchis. Pour lui, les agents agissent, bien au contraire, à partir de leurs dispositions et des savoir-faire inscrits dans leur corps, qui rendent possible ce « sens du jeu », et non par une réflexion consciente.

Bourdieu a ainsi proposé de substituer au terme d’intérêt celui d’illusio. Par ce mot, Bourdieu entend en effet souligner qu’il n’est pas d’intérêt qui ne soit une croyance une illusion : celle de croire qu’un enjeu social spécifique a une importance telle qu’il faille le poursuivre. Comme le note Bourdieu, « l’illusio, c’est le fait d’être pris au jeu, d’être pris par le jeu, de croire que le jeu en vaut la chandelle, ou, pour dire les choses simplement, que ça vaut la peine de jouer » Or, cette illusio est acquise par socialisation. L’agent croit que tel enjeu social est important, parce qu’il a été socialisé à le croire. Les intérêts sociaux sont ainsi des croyances, socialement inculquées et validées.

C’est pour cela que Bourdieu préfère au terme d’acteur, généralement employé par ceux qui veulent souligner la capacité qu’a l’individu d’agir librement, celui d’agent, qui insiste, au contraire, sur les déterminismes auxquels est soumis l’individu.

L’action des individus est donc, au terme de la théorisation de Bourdieu, fondamentalement le produit des structures objectives du monde dans lequel ils vivent, et qui façonnent en eux un ensemble de dispositions qui vont structurer leurs façons de penser, de percevoir et d’agir.

Pierre Bourdieu définit la société comme une imbrication de champs : champs économique, culturel, artistique, sportif, religieux, etc. Chaque champ est organisé selon une logique propre déterminée par la spécificité des enjeux et des atouts que l’on peut y faire valoir. Les interactions se structurent donc en fonction des atouts et des ressources que chacun des agents mobilise, c’est-à-dire, pour reprendre les catégories construites par Bourdieu, de son capital, qu’il soit économique, culturel, social ou symbolique.

Le champ est un espace social de position où tous les participants ont à peu près les mêmes intérêts mais où chacun a en plus des intérêts propres à sa position occupée dans le champ. Chaque champ a ses règles spécifiques mais on peut retrouver des règles générales : lutte entre les anciens et les nouveaux, tous acceptent les enjeux du champ et tous souhaitent sa survie.

 

 

Au sens large, on peut caractériser l'individualisme méthodologique (Raymond Boudon) par trois propositions:

  1. seuls les individus ont des buts et des intérêts
  2. le système social, et ses changements, résultent de l'action des individus 
  3. tous les phénomènes socio-économiques sont explicables ultimement dans les termes de théories qui se réfèrent seulement aux individus, à leurs dispositions, croyances, ressources et relations

La proposition 3. est celle qui caractérise l'individualisme méthodologique au sens strict, puisque les propositions 1. et 2. sont d'ordre ontologique.

L'individualisme méthodologique oppose d'une part les théoriciens qui ne veulent pas faire l'économie des intentions, des objectifs et des actions des individus dans leur explication des faits et des processus sociaux, à ceux qui pensent que cette dimension n'est pas incontournable dans la recherche sociologique. En termes clairs et tranchés, et pour ce qui est du domaine francophone, les tenants d'une sociologie bourdieusienne insistent sur le fait que l'individu est le produit des structures sociales et qu'il n'est donc pas nécessaire d'intégrer la dimension proprement individuelle dans la théorie (les intentions et les objectifs d'action des individus sont grosso modo déductibles de la place qu'ils occupent dans la société).

L'individualisme méthodologique dans lequel s'inscrit l'école  boudonnienne explique les faits et les processus sociaux comme l'addition de conduites et de représentations individuelles en interaction : l'individu est « l'atome logique de l'analyse » car il constitue l'élément premier de tout phénomène social. Comprendre le social, c'est, dans cette perspective, analyser les rationalités des individus, puis saisir leurs « effets de composition », c'est-à-dire la façon dont l'ensemble des actions individuelles s'agrègent pour créer un phénomène social. Boudon a mis ainsi en évidence ce qu'il nomme des « effets pervers », c'est-à-dire des « phénomènes de composition » où l'addition d'actions individuelles rationnelles produit des effets inattendus et contraires aux intentions de chacun. Ainsi, les paniques boursières constituent un exemple typique de tels effets pervers. Quand un grand nombre d'individus, par crainte d'une baisse des cours, vendent leurs actifs, ils provoquent ce qu'ils craignaient : une chute du prix des actions. L'école boudonnienne a élargi son analyse, en la concentrant non plus seulement sur la maximisation des utilités, mais en prenant en compte les croyances dans l'action individuelle, développant le concept de rationalité cognitive. L'individualisme méthodologique (Boudon) donne de meilleurs outils pour penser le changement ; le holisme (Bourdieu)  quant à lui, fournit de meilleurs outils pour expliquer l'inertie sociale, par exemple la persistance de la sur-représentation de l'échec scolaire dans les classes populaires.

Dans La place du désordre, Boudon étudie les mécanismes de changement social à l'échelle du développement des pays ou des régions. Les interdépendances sont telles et les effets émergents des actions individuelles si nombreux, qu'il est impossible d'établir de prétendues loi de l'histoire ou du changement. Il rejoint là Popper dans une réfutation de l'historicisme. Ce qu'il observe résulte du hasard et des libertés humaines en interdépendances, plus que d'intentions qui atteignent leurs buts ou de déterminismes.

Dans Refonder la démocratie. Eloge du sens commun, énonçant les méfaits du relativisme, Boudon appelle de ses voeux une réinstauration du sens commun, sorte de "bon sens" individuel partagé collectivement. Pour lui, chaque personne placée en situation de "spectateur impartial" peut émettre des jugements qui peuvent faire émerger une véritable volonté générale. Autrement dit, il faut fuir le relativisme ambiant qui "ne connaît que des acteurs partiaux mus par leurs intérêts, leurs passions et leurs préjugés". Et réhabiliter le citoyen impartial et plein de bon sens, aboutissant avec autrui au sens commun.

Boudon distingue trois rationalités : les rationalités cognitive, axiologique, instrumentale, insistant sur le fait que "la rationalité est une chose, l’"utilité espérée" de l’homo oeconomicus, une autre"

La rationalité instrumentale correspond en bref à la maximisation des bénéfices et à la minimisation des coûts. C’est le type de rationalité privilégié dans tous les modèles économiques standards et dans la théorie du choix rationnel. La rationalité cognitive, telle qu’on la retrouve dans les écrits de Raymond Boudon, s’attache principalement aux théories scientifiques mais aussi à toutes formes de connaissance. Pour résumer, cela sous-entend qu’une personne a des raisons de croire en une théorie tant que cette dernière n’est pas remise en cause par un fait clairement établi. Cette rationalité cognitive permet de comprendre en quoi les scientifiques ont pu soutenir des théories, de manière tout à fait rationnelle, alors que l’on sait aujourd’hui qu’elles sont fausses. Enfin, la rationalité axiologique, pendant de la rationalité cognitive pour ce qui a trait aux valeurs et croyances, signifie qu’un individu peut accepter certaines valeurs du fait qu’aucune série d’arguments contraires n’est venue l’en dissuader. Raymond Boudon parle en ce sens de "raisons fortes" de croire en de telles valeurs. Ce qui est donc le plus fondamental ici, c’est que la théorie générale de la rationalité est un formidable outil proposé aux sociologues pour dépasser les apories de la théorie du choix rationnel (TCR) et surtout étendre les limites de la rationalité.

Appelons Modèle Rationnel Général (MRG) le modèle qu’on obtient en ne conservant que le postulat de rationalité, qu’on formule : le sujet X fait Y lorsque Y a un sens pour lui au sens où il a des raisons de le faire. Selon ce modèle, l’acteur doit donc être considéré en principe comme ayant des raisons fortes de faire ce qu’il fait et de croire ce qu’il croit. Mais c’est dans certains cas, et dans certains cas seulement, que ces raisons concernent les conséquences de l’action ; que l’acteur considère particulièrement celles qui le concernent dans ses intérêts ; ou, plus restrictivement encore, qu’il peut tenter de soumettre ces conséquences à un calcul coût-avantage. Dans d’autres cas, les raisons de l’acteur sont de caractère cognitif (comme lorsqu’il fait X sur la base d’une théorie qui ne le concerne pas dans ses intérêts mais qui lui paraît vraie) ou axiologique (comme lorsqu’il fait X sur la base d’une théorie qui ne le concerne pas dans ses intérêts mais qui lui paraît juste).

J’avoue que les deux approches ne me semblent pas incompatibles ou exclusives l’une de l’autre. Manque d’après moi à ces deux théories, la capacité absolue qu’a l’individu de dire NON, ce qu’on peut appeler la liberté. Contrairement à Yvon Quiniou, je crois à notre liberté première ou liberté libre comme dit Marcel Conche, déclinable en libérations successives individuelles et collectives (par travail sur soi et par actions collectives, ou innombrables actions individuelles aux effets inattendus). Notre capacité à dire NON devenant aptitude à dire OUI à un certain nombre de conditionnements, voire déterminismes. Le champ du NON se restreint mais en dernier ressort, le NON peut avoir le dernier mot si je le veux, si ma motivation est suffisamment forte, si mes raisons sont de « bonnes » raisons. Je reprends ma note de lecture du livre La Liberté de Marcel Conche :

Voilà un livre de 100 pages qui en 35 courts chapitres fait le tour d'un thème qui ne fait pas l'unanimité. Il y en a qui croient à la liberté. Il y en a qui n'y croient pas. Il y ceux qui posent la liberté comme constituant chacun, donc originelle et originale. Et ceux pour qui la liberté n'est qu'une succession de libérations. Peu importe l'unanimité, peu importent les clivages. En philosophie, selon la conception de Marcel Conche, il n'y a pas de preuves, seulement des arguments. Son essai a donc la nervosité de quelqu'un n'ayant pas envie de perdre son temps à convaincre un interlocuteur rétif. Arguments et exemples sont souvent accompagnés de etc, … Une liberté ne peut convaincre une autre liberté que si celle-ci veut bien l'être. La liberté de chacun est infinie mais impuissante dans le rapport à l'autre, limitée dans le rapport au monde, au temps. Libre mais seul. Ou libre parce que seul, unique. La conception que nous expose Marcel Conche vaut pour lui. Elle est le fruit de sa liberté de penseur et de pensée. Elle fonde et s'appuie sur sa métaphysique naturaliste. Elle le constitue comme homme et philosophe, depuis son enfance. Marcel Conche, homme et penseur libre ou liberté pensante et en acte, est libre par le pouvoir de dire NON, pouvoir infini, illimité. Ce pouvoir originel, constitutif se limite ensuite. Le pouvoir de dire OUI vient après et lui n'est pas infini, il est non pas limité (on retrouverait la conception des déterminations dont on se libère progressivement) mais limitant (le libre Marcel Conche n'est pas limité par toutes sortes de limitations, de déterminations, il se limite lui-même par ses choix). Selon cette conception, l'homme libre, bien que né et vivant dans un monde daté, marqué, plein de significations préexistantes, s'individualise parce qu'ouvert à la vérité et à l'universel, en recherche, se servant de la raison en vue du juste, du vrai, du bien, du bon, du beau. Libre arbitre, acte libre, vie libre dans la durée sous le régime esthétique, éthique, ou poiétique, autant de pistes ouvertes par Marcel Conche, faisant de ce petit livre, un manuel de liberté pour qui le veut bien. Des affirmations fortes comme la bonté de l'homme liée à la bonté de la Nature, le mal étant donc un accident, lié à une inégale répartition des ressources, mettant les hommes en conflit … Avec lui, on n'est pas dans un combat entre nécessité et liberté où la liberté est toujours petite, toujours fragile. Sa vision de la liberté va jusqu'au Tout. Le philosophe crée sa métaphysique, son Réel, son Tout. Cette conception amène Marcel Conche à reprendre son nihilisme ontologique. Chaque chose du Tout n'est qu'apparence, apparence absolue, il n'y a pas d'être, pas de sujet, donc pas de liberté d'un être, pas de liberté d'un sujet. En conséquence, le philosophe « est » une liberté infinie. En un temps où les sentiments dominants sont la peur et l'impuissance, où l'on vit « petit », ce petit livre est un appel à vivre libre car vivre est bon et cela a du sens, un appel à s'engager dans le monde avec le meilleur de soi pour donner le meilleur de soi, pour créer ce que l'on peut de mieux. Désir, raison, volonté sont réveillés ou revivifiés et invités à jouer au jeu de dés car l'aléatoire est au cœur de la liberté.

La question est comment se fait-il que si peu se servent de leur liberté libre ? L’éducation, laquelle ? semble le moyen possible de rendre actif ce pouvoir de dire NON. Encore faut-il une éducation à l’universel, une éducation laïque, insoumise aux préjugés et croyances, laissant la plus grande place à l’éduqué s’auto-éduquant.

Jean-Claude Grosse

 

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